jeudi 3 novembre 2016

Nous entrons dans un supercapitalisme ultra-schumpétérien

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Nous entrons dans un supercapitalisme ultra-schumpétérien http://www.ladn.eu

Introduction
Luc Ferry nous propose de “Penser Le XXIème siècle” en philosophe et égratigne au passage quelques idéologies portées par les gourous de l’ère numérique. Interview.

Vous présentez la révolution numérique comme étant la troisième révolution industrielle. Qu’a-t-elle de commun avec les précédentes, et quelles sont ses particularités ?

Luc Ferry : Pour qu’on puisse vraiment parler de révolution industrielle, il faut que trois éléments soient réunis : d’abord une ou plusieurs sources d’énergies nouvelles ; ensuite des modes de communication inédits, rendus possibles par elle, tant sur le plan intellectuel (communication des idées) que sur le plan physique et matériel (transport des personnes et des marchandises) ; enfin, une organisation de l’économie et de la production qui découle directement des deux innovations précédentes, les trois éléments étant inséparables les uns des autres.
A partir de là, on peut proposer une périodisation de l’histoire des révolutions industrielles qui tient la route.
La première révolution industrielle est celle des années 1780, directement issue de l’invention  de la machine à vapeur (par Watt, en 1769). Couplée avec la machine à imprimer, c’est l’apparition des  rotatives et des imprimantes à rouleau qui vont permettre de produire journaux, livres et affiches de manière industrielle. Cette invention pourrait sembler presque banale, mais sans elle, il n’y aurait jamais eu ni démocratie ni instruction publique ! C’est aussi l’apparition du chemin de fer : l’urbanisation gagne du terrain sur la ruralité, avec la naissance des usines modernes qui entraînent un « déversement » continu du monde paysan vers l’industrie et les grandes villes.  C’est tout simplement à la naissance du monde ouvrier qu’on assiste au sein d’usines qui sont par avance le contraire absolu de l’économie collaborative puisqu’elles sont centralisées et hiérarchisées autour du commandement vertical par un super patron.
La deuxième révolution industrielle apparaît un siècle plus tard, dans les années 1880, grâce à deux sources d’énergie révolutionnaires : l’électricité (l’ampoule à incandescence d’Edison, inventée en l879), puis le moteur à explosion. Elle s’accompagne, elle aussi, de nouvelles formes de communication, idéelles avec le téléphone, le télégramme, puis, bientôt,  la radio et la télévision, mais aussi physiques, avec la voiture, le camion, le train électrique et les avions qui révolutionnent la logistique et les transports tandis que les firmes deviennent multinationales : sans téléphone et sans avions, pas de multinationales possibles !
La troisième révolution industrielle  est différente des deux autres car elle ne repose pas d’abord sur une énergie un peu spéciale,  l’intelligence. C’est  une révolution moins dans le monde des atomes que dans celui des bits. Elle repose en effet sur une idée géniale, celle du Web inventé  par Tim Berners-Lee et Robert Cailliau en 1990. Le web n’est pas le net, c’est une application du net qui relie désormais tout le monde avec tout le monde dans un langage commun dans n’importe quel point du globe, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. C’est le Web qui va rendre possible une organisation de la vie économique en réseaux « collaboratifs », avec des applications comme Uber, Airbnb, Blablacar et quelques milliers d’autres qui court-circuitent les professionnels  et relient les particuliers entre eux.
Là encore, on va trouver  deux types de communications différents, communication des idées avec Google, Facebook et les réseaux sociaux, et communication des choses avec l’internet des objets connectés. C’est seulement dans un deuxième temps qu’on va tenter d’organiser les nouvelles énergies sur le modèle du Web, de la toile d’araignée : l’éolien, le photovoltaïque, la géothermie, la pile à hydrogène et,  bientôt, les  hydrates de méthane s’organiseront bientôt en réseaux intelligents de production, de stockage et de partage (les « Smart grids »).
Troisième niveau de cette révolution : les entreprises traditionnelles voient apparaître à côté d’elles des concurrents d’un type nouveau, des applications Peer to Peer,  qui non seulement relient les particuliers entre eux mais qui sont en outre dotées  d’un management plus latéral que vertical. On peut certes affiner et compléter cette présentation, mais parler de « quatrième révolution industrielle » relève du confusionnisme le plus total. Il n’y a en réalité que trois révolutions, qui se suivent à un siècle d’intervalle, chacune divisée en deux grandes phases, l’une d’innovations  « schumpétériennes », l’autre de retombées de ces innovations en termes  de consommation « keynésienne ».
Et si cette lecture est juste, loin de détruire l’emploi et la croissance, la troisième révolution ouvrira une longue phase de prospérité. Pourvu du moins qu’au lieu de laisser son monopole aux Etats-Unis, nous sachions nous y adapter !

Jeremy Rifkin prétend que l’ère numérique annonce la mort du capitalisme – thèse que vous réfutez. Quels sont vos arguments ?

Luc Ferry : Jeremy Rifkin annonce  que l’économie collaborative, c’est la fin du profit, la fin du capitalisme, l’âge de l’accès préféré à la propriété, donc la fin de la propriété privée. Dans son dernier best-seller, La nouvelle société du coût marginal zéro, il joue les gourous en prophétisant que le communautarisme remplacera l’individualisme, l’usage la propriété privée, les services, remplaceront les biens, la gratuité le mercantile, la coopération la concurrence, le partage la possession, j’en passe et des plus bisounours encore. Toutes ces prédictions s’appuient sur l’idée que la digitalisation du monde conduira infailliblement vers le coût marginal zéro et, avec lui, vers la fin du profit, les investissements initiaux étant moins grands dans la troisième révolution industrielle que dans les deux premières.
Ce qui se passe dans la réalité est exactement le contraire à tous égards de ce qu’annonce Rifkin.
La vérité c’est que nous entrons dans un supercapitalisme ultra-schumpétérien, qui a sans doute ses mérites, mais qui va bouleverser le monde ancien comme jamais.
D’abord, c’est la marchandisation d’actifs privés, de bien personnels : on met sur le marché son appartement, sa voiture, ses outils, son savoir-faire, etc. C’est  donc une  concurrence d’un type nouveau car conduite par des non professionnels. Le modèle de l’économie collaborative à l’état chimiquement pur c’est Airbnb ou Uber pop qui sont totalement peer to peer, sans intermédiaires autres qu’une application qui repose sur l’intelligence artificielle, le big data et l’internet des objets.
Ensuite, contrairement à ce que dit Rifkin, c’est l’archétype du faux gratuit, la prétendue fin du capitalisme étant une pure blague. Pour l’utilisateur naïf de Google ou de Facebook, tout paraît gratuit. De là à prétendre que nous allons bientôt vivre la fin du capitalisme, supplanté d’ici quelques années par des réseaux collaboratifs tout gentils, il y a un abîme.
En effet, s’ils ne vous font rien payer quand vous utilisez leurs services, c’est parce qu’ils collectent, grâce à vos navigations diverses, une infinité d’informations sur vous qui se revendent à des prix faramineux aux entreprises qui en tirent des enseignements précieux pour cibler leurs clients. Comme l’a dit Tim Cook : « si c’est gratuit c’est que c’est vous le produit ! ».
On a en vérité affaire à ce que Jean Tirole, notre prix Nobel, appelle des « marchés biface », un côté gratuit pour le particulier, l’autre payant pour les entreprises. La quasi-totalité des données personnelles sont aujourd’hui ouvertes aux grandes sociétés informatiques, à commencer par les GAFA, mais aussi à des boites privées qui s’approprient le big data pour en tirer toutes sortes d’enseignements pour  en  faire commerce. Enfin, loin de marquer la fin du capitalisme, les entreprises de l’économie collaborative dégagent des  profits colossaux : Airbnb vaut aujourd’hui presque trois fois plus que le groupe AccorHotels alors qu’ils n’ont pas un mur, pas une chambre, pas une salle de bain.  L’économie collaborative, c’est la  dérégulation tous azimuts : à juste titre, les hôteliers font valoir que, eux, ils ont des charges sociales, des normes handicaps, des normes incendie, que les particuliers n’ont pas à respecter ce qui fait que la concurrence est déloyale. C’est du dumping social : vous allez chez Mac Do, vous tapez maintenant vous-mêmes votre menu sur un écran tactile : l’entreprise ne paie plus de charges sociales sur le travail que vous faites.
Bref, ce que raconte Rifkin est comique…

Selon vous, l’économie collaborative draine un certain nombre de représentations : les jeunes générations seraient moins sensibles à la propriété, auraient une appétence plus forte pour le partage, l’échange, l’intelligence collective... Vous n’y croyez pas ?

Luc Ferry : C’est là encore, une pure blague, une véritable imposture intellectuelle. Le sens de la propriété s’est déplacé, il n’a pas disparu pour autant. Que dans les grandes agglomérations où posséder une voiture est devenu un supplice, on préfère Vélib ou Autolib est simple affaire de bon sens. Cela ne prouve en rien que la propriété privée ait disparu. Essayez donc de piquer son Smartphone à une de mes filles, vous m’en direz des nouvelles… Du reste, pour mettre son appartement sur AirBnB ou sa voiture sur Uber, il vaut mieux être propriétaire. Quant aux patrons des startups, je doute qu’ils soient aussi enclins au partage et à la gratuité que le prétend Rifkin. Tout cela est grotesque, de l’idéologie à l’état chimiquement pur…

Beaucoup craignent que les nouvelles technologies – l’IA, la robotique… - détruisent les emplois. D’autres annoncent la fin du travail ? Comment vous situez vous par rapport à ces débats ?

Luc Ferry : Ce n’est pas la fin du travail qui nous menace, car jusqu’à présent l’innovation a toujours créé plus emplois  qu’elle n’en détruit. Le vrai problème,  c’est plutôt celui des déversements massifs d’un secteur vers d’autres. Tout cela est bien connu depuis la révolte des luddites de 1811 ou des canuts de 1831 : les ouvriers tisserands se révoltent contre les nouvelles machines à tisser qui leurs volent leurs emplois ! Ils les sabotent, les détruisent les jettent dans le Rhône à Lyon, et la police réprime leurs manifestations dans le sang (de là le plat qu’on trouve dans tous les restaurant lyonnais et qui s’appelle la « cervelle de canut »).
Bien entendu, c’est juste, sauf que les emplois perdus pour les canuts sont remplacés par d’autres, bien plus nombreux encore. Même chose avec Amazon et les libraires : il y a 3 000 librairies en France, combien en restera-t-il dans 20 ans ? Idem pour les agences de voyage et  beaucoup d’autres métiers.
Est-ce pour autant la fin du travail ? Sûrement pas ! Amazon crée des emplois, comme Uber ou RBNB, simplement, ce ne sont pas les mêmes : comme disait Schumpeter, ce sont rarement les fabricants de bougies qui deviennent des fabricants d’ampoules.
Le vrai problème, ce n’est pas la fin du travail, mais c’est la transition entre les emplois détruits et les emplois créés, c’est donc à la fois un problème de protection sociale des personnes et de formation professionnelle.

Vous soulignez l’urgence de réguler cette nouvelle économie. Quels enjeux vous paraissent majeurs ?

Luc Ferry : Ce sont les innovations technologiques qui tirent la croissance, ce sont elles qui nous tentent par des produits nouveaux, mais qui, au passage, détruisent aussi des emplois « dépassés », le pari  étant que ces derniers seront remplacés par d’autres, créés justement par les innovations. Pour ceux qui sont attachés au monde ancien, comme c’est le cas des taxis aujourd’hui, la logique de l’innovation et de la concurrence apparaît inévitablement comme insupportable. De là les révoltes qui ont toujours accompagné le progrès technique. Ceux qui, dans le processus de destruction créatrice, sont happés par le moment de la destruction ne peuvent donc pas être rassurés par l’évocation du second moment, celui de la création, puisqu’il ne leur est que très rarement destiné.
Sans doute faut-il, d’un point de vue social, trouver des compensations.
Reste qu’interdire Uber serait  absurde du point de vue des chauffeurs comme des utilisateurs. Tous seraient gravement pénalisés par la disparition d’un service bien supérieur à celui qu’offre une corporation qui, protégée durant des années par une absence totale de concurrence, n’a su ni s’améliorer ni s’adapter.

Les débats politiques autour de ces questions vous semblent-t-ils à la hauteur ?

Luc Ferry : Non, la plupart des politiques  ignorent tout de ces sujets hors quelques exceptions qui se comptent sur les doigts de la main. Même chose, hélas, dans le monde intellectuel qui continue allègrement de vivre dans la nostalgie de la troisième république, des blouses grises et des plumes sergent major…
L’Europe semble mise au coin : c’est l’Amérique et plus singulièrement les « Gafa » qui donnent le ton….
Les Européens, en général, sont debout sur les freins. Un jour le patron de Google m’a fait cette remarque : « Chez nous, m’a-t-il dit, devant la révolution numérique,  on pense aussitôt en termes de services rendus aux consommateurs, chez vous, en terme de protection du citoyen ». Bien vu, en effet, et ces quatre mots ont du sens. Les Etats-Unis sont dans une voiture sans frein, nous sans accélérateur. Tout le but de mon CD est de tenter d’inviter à la réconciliation des deux…


A découvrir : “Penser Le XXIème siècle – La Troisième Révolution Industrielle : économie collaborative, transhumanisme et uberisation du monde“. Par Luc Ferry. 4 CD édités chez FREMEAUX & ASSOCIES. A commander ici.

Capture d'écran: http://www.fremeaux.com

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