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De l’entreprise du père à l’entreprise des pairs
Publié le 26/04/2017 Frédéric Therin Voir tous ses articles http://www.influencia.net
Très
impliqué dans la réflexion sur le management stratégique, Isaac Getz a
fait grand bruit quand il a avancé que redonner leur liberté aux
salariés serait une idée à creuser, voire à prendre au sérieux, car de
leur bien-être découle le bonheur de l'entreprise. Isaac Getz n'est pas
un chercheur de l'ombre, il a aujourd'hui la réputation d'être le grand
manitou des patrons libérés et le conseiller particulier d'acteurs du
CAC 40. Un invité incontournable.
Docteur en psychologie et professeur à ESCP Europe, Isaac Getz vient de publier chez Flammarion un ouvrage baptisé "La Liberté, ça marche".
Il y commente les textes de leaders libérateurs qui peuvent aider les
dirigeants d’entreprise à trouver leur propre méthode de libération
adaptée à leur structure. Cette transformation radicale du modèle
managérial trouve un écho très important dans l'hexagone. Le livre
précédent de ce spécialiste qui a été traduit en huit langues, Liberté & Cie, s’est vendu à plus de 30 000 exemplaires en France.
INfluencia : les entreprises
sont de plus en plus nombreuses à ressentir le besoin de se transformer
pour répondre aux nouvelles attentes de leurs clients et de leurs
salariés. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Isaac Getz : nous
vivons dans un monde « VUCA », l’acronyme anglais pour dire plein de
volatilité, d’incertitude, de complexité et d’ambiguïté. Ce monde
challenge l’organisation héritée de la révolution industrielle. Lorsque
les paysans sont arrivés dans les usines, ils ont eu besoin d’être
accompagnés et une solution mathématique s’est imposée. La
« bureaucratie hiérarchique », qui permet d’encadrer le maximum de
personnes avec un minimum de managers, est un modèle basé sur la
hiérarchie et sur des procédures qui dictent aux salariés comment
travailler. Ce système s’est révélé très efficace et même magnifique.
Des études montrent en effet que le niveau de vie dans les pays
développés qui ont épousé ce modèle a été multiplié par 25 entre 1825 et
2001, alors qu’il n’a progressé que de 60 % dans le reste du monde. Ces
dernières années, ce système a toutefois commencé à révéler son pendant
sombre : cette fâcheuse tendance qu’il a de déresponsabiliser et
d’infantiliser les salariés puisque leurs supérieurs leur disent
constamment quoi faire.
Dans le monde occidental, la majorité
des salariés s’avouent aujourd’hui désengagés. En France, ce pourcentage
atteint même les… 91 % ! Les gens vont au travail à reculons et jugent
leur emploi juste comme un moyen de gagner de l’argent ; leur vie est
ailleurs que dans l’entreprise.
IN : quand les sociétés ont-elles pris conscience de cette évolution ?
IG : à partir de 2005.
Lorsqu’elles ont ployé sous le poids de trois pressions distinctes. La
demande n’a ainsi jamais été aussi volatile et instable. Les générations
Y et Z qui sont arrivées sur le marché du travail ne veulent plus,
quant à elles, intégrer « l’entreprise du père », mais « l’entreprise
des pairs », ce qui implique un changement de modèle pour les
employeurs. La pression des technologies inquiète également les sociétés
qui se demandent si elles ne seront pas le prochain « ubérisé » à être
mangé. Le modèle de « bureaucratie hiérarchique » est manifestement
incapable de répondre à ces tendances fortes et pose la question d’un
mode d’organisation différent. D’ailleurs, ce phénomène concerne toutes
les entreprises, je n’en vois aucune qui pense pouvoir continuer de
travailler comme par le passé. Même l’administration et l’armée ont
compris qu’elles devaient se transformer.
IN : comment aujourd’hui l’entreprise peut-elle faire sa mue ?
IG : il y a
actuellement des expérimentations qui vont dans tous les sens. Certaines
sociétés optent pour le modèle participatif, d’autres préfèrent le
système collaboratif. Moi, j’étudie particulièrement les entreprises
libérées. La libération d’entreprise n’est pas un modèle ou une méthode
qu’il suffit d’appliquer. Il s’agit plutôt d’une philosophie qu’un
patron libérateur articulera autour de l’héritage humain et culturel de
sa société. L’objectif est de permettre aux salariés d’utiliser leurs
talents et de s’autodiriger.
IN : quels déclics encouragent un dirigeant à « libérer » sa société ?
IG : ils sont doubles.
Le premier est économique. Certaines entreprises – qui enregistrent de
mauvais résultats ou n’ont aucun horizon au-delà de trois ans – savent
qu’elles sont en danger et qu’elles doivent modifier leur mode
organisationnel. Le second se déclenche dans l’esprit des dirigeants.
L’un d’entre eux m’a expliqué un jour qu’il en avait assez de vivre avec
ses deux « moi ». Le « moi personnel » – qui comprend des valeurs qu’il
applique à sa famille et à ses amis – était en perpétuel conflit avec
son « moi professionnel ». Ne voulant plus vivre avec cette rupture, il a
choisi de construire un mode organisationnel en adéquation avec son
« moi personnel ».
IN : quelles sont les étapes à franchir pour libérer son entreprise ?
IG Il n’y a pas de modèle préétabli. Il
faut dans un premier temps réunir l’ensemble des salariés pour définir
les valeurs clés autour desquelles les gens veulent être animés. On leur
demande ensuite d’indiquer les symboles et les pratiques
organisationnelles qui ne sont pas en phase avec ces valeurs, et de les
transformer en nouvelles façons de travailler qui le soient. Certaines
solutions ne marcheront pas forcément ni tout de suite, ni bien. Il est
donc nécessaire de les faire évoluer. Cette transformation prend du
temps, mais elle fonctionne. En France, des centaines de PME comme FAVI,
Bretagne Ateliers, Chrono Flex, Poult ou Biose se sont déjà libérées.
De grands groupes, dont Airbus, Décathlon et Michelin, se sont aussi
lancés dans cette métamorphose. C’est le cas également de certaines
administrations et d’unités militaires. D’ailleurs, la France est le
seul pays où il existe un vrai mouvement de libération d’entreprises.
IN : pourquoi ?
IG : pour deux raisons.
D’un côté, un écosystème de la libération – comprenant notamment
d’autres leaders libérateurs (des coachs, des juristes et même des fonds
d’investissement) – s’est développé au fil des ans et ces spécialistes
aident aujourd’hui les dirigeants à avancer plus sereinement dans leur
processus de transformation de leur entreprise. De l’autre côté, la
France a accumulé un certain retard en matière d’organisation
managériale. Si notre pays se situe à la 22e place du classement des
nations les plus compétitives établi par le Forum de Davos, nous sommes
116e dans le domaine de la qualité des relations entre les employeurs et
leurs salariés, et 51e dans la volonté du management de déléguer… Nous
nous trouvons ainsi juste derrière le Lesotho et devant la Mauritanie
pour le premier indicateur… Quand on a très faim, on est davantage
attiré par un plat de « libération »…
IN : libérer son entreprise ne crée-t-il pas des tensions au sein du personnel ?
IG : les études
psychologiques montrent que l’être humain aime avoir des responsabilités
et prendre des décisions sans l’aide de quiconque. Il est contre-
nature de vivre sous un plafond de verre et de ne pas avoir de liberté
et de responsabilité. Si travailler pour une entreprise libérée peut
créer une certaine incrédulité chez les collaborateurs au début, la
plupart sont ensuite très satisfaits de cet environnement. Un climat de
confiance et de liberté d’action favorise la prise d’initiative et
encourage la réalisation de soi. Les salariés ainsi s’engagent davantage
et ressentent plus de plaisir au travail. Seule une petite minorité de
personnes, qui ont été infantilisées trop longtemps, peuvent avoir des
problèmes à s’adapter.
Les dirigeants, qui sont habitués au
pouvoir de dire et de contrôler, doivent, quant à eux, se transformer en
leaders serviteurs. Cela ne va pas sans un travail sur soi via un
coaching, voire une psychanalyse, mais la plupart des patrons
parviennent à s’adapter, car leur objectif final est d’assurer la
pérennité de l’entreprise.
Beaucoup de managers ont, en revanche,
l’impression que le sol se dérobe sous leurs pieds quand leur société se
libère. En passant d’opérationnels à facilitateurs, ils redoutent de
perdre leur raison d’être. Leur rôle n’est plus de contrôler, mais
d’être au service de leurs équipes afin qu’elles donnent le meilleur
d’elles-mêmes. C’est un énorme changement.
IN : ne vaut-il donc pas mieux transformer son entreprise moins radicalement sans la « libérer » totalement ?
IG : le débat autour de
cette question existe depuis longtemps, mais le modèle de
« bureaucratie hiérarchique » a aujourd’hui atteint ses limites. Les
entreprises cherchent en conséquence à se transformer de manière
radicale et il n’est pas possible de donner seulement « un peu »
d’autonomie aux collaborateurs.
IN : pensez-vous en conséquence que de plus en plus de sociétés vont se libérer dans les années à venir ?
IG : je le crois et le
constate. De plus en plus de dirigeants de société, mais aussi des
administrations et des unités militaires, souhaitent me rencontrer pour
parler de ce thème. Certains signes montrent que les choses sont en
train de bouger. Tous les autres acteurs de l’écosystème de la
libération d’entreprise sont également de plus en plus consultés. En
décembre 2015, nous avons organisé à Nantes un campus sur ce thème et
les 500 places proposées ont été réservées en trois jours. Les journaux
télévisés de TF1 et France 3 ont traité de ce sujet, tout comme les
émissions Envoyé spécial, Complément d’enquête, Tout compte fait ou
Capital. Le Parisien en a fait sa Une et Le Monde y a consacré un
dossier. Tout cela montre que ce thème intéresse de plus en plus le
monde de l’entreprise.
Frédéric Therin
Il
est journaliste depuis près de 25 ans. Basé en Bavière depuis 9 ans,
après 4 ans en Australie, 4 ans à Londres et 5 ans à la rédaction du
Nouvel Economiste à Paris. C'est un ancien élève du Celsa. Il collabore
très régulièrement pour Le Point, Les Echos, Challenges et le quotidien
financier belge L'Echo. Frédéric a aussi travaillé plusieurs années pour
Le Monde et L'Express ainsi que le Temps, le Soir et L'Agefi.
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