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Émotion : faut-il tuer l'empathie ?
Publié le 10/04/2017
S’il
s’agissait simplement de « sympathie », quel intérêt aurait l’empathie
(« la capacité à se mettre à la place d’autrui ») dans les pratiques de
conception ? Revisitée au travers du prisme de l’émotion, tout
s’éclaire… A condition de bien user de la notion. Ou comment l’on décide
de quitter les chaussures de l’usager pour vivre avec.
Il y a quelques années, les ingénieurs
d’un groupe d’électroménager français ont décidé, afin d’être en
parfaite symbiose avec les usagers séniors et leurs besoins, de mener
leurs recherches munis de combinaisons simulant les contraintes
sensorielles et motrices de ceux-ci. Interagissant ensuite avec les
produits qu’ils concevaient, l’effet fut radical. Dans la peau du
personnage, lesdites contraintes ne trompent pas.
Un piège potentiel
Dans un monde économique centré sur
l’expérience, l’empathie dont il est question ici est devenue un des
outils les plus prisés pour redécouvrir son propre marché et éprouver
les besoins des usagers. En empruntant les chaussures d’autrui,
designers, créatifs et managers peuvent percevoir le monde par les yeux
de leurs clients et prospects. Et, comme les anthropologues, faire
parler les émotions des indigènes (1).
Pour autant, ce qui résulta de
l’expérience d’immersion relatée plus haut fut désastreux : loin de
percevoir la capacité et les contraintes réels des séniors dans leur
quotidien, les ingénieurs munis de combinaisons ont été emportés par
leur propre incapacité à interagir avec leurs propres produits. Et pour
cause, sans apprentissage, sans découverte progressive de ce qui pour
eux fut un « nouvel environnement », bref, en l’absence d’une
véritable compréhension des récits de vie des usagers, l’empathie est
devenue un piège qui s’est refermé sur eux.
En réalité, les anthropologues, à qui
les designers ont emprunté l’usage de l’empathie à des fins
expérimentales, ne sont pas nécessairement eux-mêmes à l’aise avec
celle-ci. Certains s’en méfient, car rien n’est plus trompeur que
l’émotion si elle n’est pas préalablement « cadrée » dans le
bon contexte. En effet, des études récentes montrent que d’un point de
vue cognitif, l’empathie s’éprouve surtout pour des personnes jugées a
priori attirantes, qui nous ressemblent ou encore qui partagent un
bagage culturel. L’empathie est donc en réalité un filtre puissant qui
empêche d’accéder à certaines réalités… à son corps défendant.
Cela s’avère dans le management. Johannes Hattula, maître assistant en marketing à l’Imperial College Business School,
a ainsi conduit plusieurs travaux qui ont montré comment les managers
les plus empathiques sont aussi les plus égocentrés et les moins à
l’écoute des attentes réelles de leurs clients (2) : moins analytiques,
ils sont plus enclins à chercher dans leurs propres réactions les
motivations de leurs clients. La proximité émotionnelle devient alors un
« faux ami », une métaphore linguistique alors fort appropriée.
La bonne distance affective
Le principal problème est que, trop
souvent, l’empathie se réduit à son versant affectif, alors qu’elle est
en réalité la combinaison de trois compétences : émotionnelle, cognitive
et sociale. Ressentir ce que perçoivent ses clients ou ses
collaborateurs, c’est aller au-delà de la pure émotion, qui parle
parfois plus de soi-même que de l’autre, et comprendre également la
façon dont l’usager organise et structure son monde, et la place qu’il
occupe dans la hiérarchie sociale.
L’ethnologue Jeanne Favret-Saada est
régulièrement citée quand il s’agit de démontrer la valeur de
l’empathie. Pour appréhender la sorcellerie dans le Bocage normand des
années 1970, elle a en effet accepté de participer à ce système en
engageant de manière très intense sa sensibilité et ses émotions. Ce que
l’on retient moins en revanche, c’est que son étude n’a pu avancer que
grâce à sa participation pleine et entière au terrain. Il ne s’est pas
agi tant de chercher à vivre des expériences comme ses informateurs,
mais de vivre des expériences pour être avec eux. Et ainsi, seulement,
pouvoir les comprendre, progressivement, malgré ses propres émotions
(3).
Il existe une autre catégorie
anthropologique qui convoque l’émotion comme un moyen de se rapprocher
d’un autre. C’est le rite, et plus précisément le rite de passage. Ce
dernier a un rôle tout à fait particulier dans la vie des hommes. Par
une succession de mises à l’épreuve, culminant dans une période de
séparation du monde ordinaire pour vivre des situations hors du commun,
les individus sont littéralement amenés à devenir autres. La force de
ces moments réside dans la mise en scène de cette sortie du monde
ordinaire et dans la capacité à susciter des émotions vives pour devenir
autrui.
Devenir un autre
À l’instar de ce qui se fait dans le
rite de passage, nous proposons d’utiliser la puissance émotionnelle de
la mise en scène pour générer une nouvelle connaissance des usagers.
Rapporté à l’univers de la conception et du design, cela revient à créer
des expériences émotionnelles vives et volontaires, orientées et
immersives, avec pour objectif de comprendre sa cible telle qu’elle est,
et non telle que nous serions si nous étions elle. Comme les effets
spéciaux nous trompent au cinéma, la mise en scène est primordiale par
sa puissance émotionnelle. Elle assume de guider pour permettre de se
rapprocher. Et quand elle se joue quasiment en vrai, elle a pour impact
capital, comme dans un rite de passage, d’aider à devenir littéralement
un autre, en l’occurrence un usager.
On peut trouver un exemple de cette approche extrême au sein d’entités de l’armée américaine : le 64e escadron « Les agresseurs » (US Air Force) et le National Training Center
(US Army). Ces bataillons sont spécifiquement formés aux techniques de
l’armée russe, en portent les insignes et suivent un endoctrinement
proche de celui que vivent les recrues russes. Ceci permet une totale
immersion, au point où les règles d’engagement interdisent aux
militaires qui viennent se frotter à eux pour s’entraîner de se tenir à
moins de 50 mètres hors des heures d’entraînement pour éviter les
combats à mains nues. Dit autrement, ces bataillons américains arrivent à
mettre leurs adversaires (américains…) dans un état émotionnel tel que
l’immersion est totale.
Autre exemple totalement virtuel d’une telle immersion : le Joint Fire & Effects Training System,
qui utilise tous les outils de virtualisation d’Hollywood pour recréer
une immersion au sein d’un faux environnement de guerre. Les combattants
se retrouvent ici en salle, dans des conditions de terrain entièrement
reproduites avec de la vidéo, du son, des odeurs et des êtres humains,
intervenant dans la narration de scénarios simulés. Les émotions sont si
réalistes qu’il s’agit d’un véritable baptême dans la réalité de la
guerre.
Et si, demain, plutôt que de « vivre la vie
» d’un usager le temps d’un atelier ou d’un week-end d’immersion, les
équipes R&D, marketing et design devenaient littéralement leurs
usagers ? La mise en scène, la capacité de sortir du monde ordinaire,
les transgressions symboliques et les expériences émotionnelles vives
sont autant de leviers que les cultures exploitent depuis des centaines
d’années pour transformer leurs membres. On ne se pense pas et on ne vit
pas comme un client ou un usager, mais on peut le comprendre en
s’immergeant dans son monde. Notre conseil : laissez à leur place leurs
chaussures, et cherchez plutôt à plonger dans leur bain !
1. Voir, par exemple, l’ouvrage de Jon Kolko, Well-Designed: How to Use Empathy to Create Products People Love, HBR Press, 2014.
2. Voir ses travaux sur sa page personnelle : http://www.imperial.ac.uk/people/j.hattula
3. Voir le récit que Jeanne Favret-Saada en fait dans Désorceler, L’Olivier, 2009.
Olivier Wathelet
Il
est anthropologue et intervient au sein du cabinet de conseil en
stratégie The Creativists. Préalablement, au sein du groupe Seb, il a
contribué au développement des premiers objets connectés culinaires et a
piloté la branche ethnographique du programme Open Food System
Nicolas Minvielle
Il
est Professeur Associé et Responsable du Mastère Spécialisé "Marketing,
Design et Création" à Audencia Nantes Ecole de Management
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