vendredi 21 juillet 2017

« S’emmerder au travail n’est pas réservé aux bobos en quête de sens »


Un jeune homme, dans un horrible openspace, jette des feuilles d'un air agacé, entouré de deux collègues surprises
Source et capture d'écran: https://usbeketrica.com
Un jeune homme en a marre de son travail à la con (photo d'illustration à prendre au second degré)
 

Usbek & Rica
19/07

« S’emmerder au travail n’est pas réservé aux bobos en quête de sens »

Guillaume Ledit

Quitter son job de cadre pour devenir fromager ou artisan : le phénomène prend de l'ampleur dans la France de 2017. Après y avoir consacré plusieurs articles, le journaliste Jean-Laurent Cassely en a tiré un livre, intitulé La révolte des premiers de la classe (éditions Arkhé). On a pris le temps de discuter avec lui de ce que le dégoût pour les bullshit jobs et les reconversions professionnelles radicales impliquent pour le futur du marché du travail, et celui de nos sociétés.
Chez Usbek & Rica, on n'a pas l'habitude d'interviewer nos copains. Sauf quand ils font des livres qui pourraient intéresser nos lecteurs. C'est le cas de Jean-Laurent Cassely, journaliste pour Slate et spécialiste des mutations du marché du travail, entre autres. Dans La révolte des premiers de la classe (Arkhé, 2017), sous-titré Métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines, il se penche sur celles et ceux qui ont décidé de quitter leur métier de « manipulateur d'abstraction ». Au début des années 1990, l'ancien ministre du travail de Bill Clinton, Robert Reich, emploie ce terme pour désigner « les créateurs, les manipulateurs et les pourvoyeurs du flot d'informations qui caractérise l'économie mondiale post-industrielle et post-tertiaire ». 
En 2017, ces individus sont de plus en plus nombreux à quitter leur métiers à la con (bullshit jobs, dans la langue de Shakespeare) pour se reconvertir dans l'artisanat ou le commerce de proximité. Jean-Laurent les a recontrés. Il nous explique ce que cette tendance lourde implique pour l'avenir de notre rapport au travail.
À la lecture de ton livre, on se rend compte que le phénomène des reconversions vers la nouvelle économie urbaine n’est pas un épiphénomène, mais pas encore une vague de fond non plus. Est-ce que tu penses que ce processus va aller en s’accentuant dans les années qui viennent ?
Oui. Parce qu’il faut faire la distinction entre l’importance numérique réelle du phénomène (marginale, peut-être de l’ordre de 1% des diplômés) et la manière dont ce phénomène travaille nos représentations collectives et notre imaginaire : et là, le phénomène est bien plus massif !
« Il y a quelques années, on avait peu d’incubateurs de start-up. Aujourd’hui, on en trouve à tous les coins de rue »
L’analogie qui peut fonctionner, c'est celle avec les start-up. L’économie numérique et les start-up ont été, à l’origine, défrichées par des pionniers, voire des aventuriers. Puis est arrivée la phase mature et mainstream, lors de laquelle même les bons élèves prudents pouvaient considérer l’entrepreneuriat numérique comme une voie alternative. Jusqu’à la période actuelle, celle du pic numérique et de la « start-up nation » évoquée jusque sur la plateforme présidentielle d’Emmanuel Macron. Il y a quelques années, on avait peu d’incubateurs de jeunes pousses, de lieux dédiés à ce type d'entreprenariat. Aujourd’hui, on en trouve à tous les coins de rue. Le phénomène est aussi devenu massif dans ses représentations : tout le monde sait ce qu’est une start-up, ou en a déjà entendu parler.
Je pense que le phénomène des premiers de la classe qui se reconvertissent dans des métiers concrets d’artisanat urbain et de commerce de proximité est un peu similaire. Plus les médias en parlent, plus il y a de contre-modèles auxquels s’identifier, plus l’exemple de ces gens suscite de vocations, qui amènent certains à se dire « Pourquoi pas moi en tablier ? ». Le modèle gagne alors en respectabilité, et les individus qui hésitent vont être plus à même de sauter le pas.
« La dégradation des métiers de cadres est autant due au fait que tu t’emmerdes devant un Powerpoint qu’à l’influence de la pop culture »
 En quoi, selon toi, la fuite des « manipulateurs d’abstraction », leur quête de sens, préfigure les modifications à venir du marché du travail à long terme ?
Cette fuite va probablement modifier les équilibres de long terme sur le marché du travail, en faisant évoluer les hiérarchies que nous avons en tête. Le phénomène d’exode des open-space provient de la dégradation, réelle comme symbolique, des métiers de cadres.
Il y a plusieurs raisons à cela : c’est autant dû au fait que tu t’emmerdes devant un Powerpoint qu’à l’influence de la pop culture. De The Office au Message à caractère informatif, cela fait vingt ans que des séries et des programmes télé se foutent de la gueule des gens qui travaillent dans des bureaux, ces derniers se retrouvent extrêmement dévalorisés.
« La Défense n’est plus le modèle, le statut social du cadre a pris cher »
Quand tu es un premier de la classe, un bon élève, que tu as le choix de ton orientation, tu ne vas pas dans une filière de plus en plus perçue comme celle de la lose. La Défense n’est plus un modèle, le statut social du cadre a pris cher, en décalage total avec l’imagerie Getty de la mondialisation heureuse des années 1990-2000. Et les gens continuent à être attentifs au statut, contrairement à ce que la vague de néo-artisanat laisse penser : le fait qu’il n’y aurait plus de hiérarchie sociale, scolaire ou profesionnelle est faux. C’est juste que les critères évoluent et que ce qui était ringard hier (les métiers manuels, l’ancrage local, la communication en face à face) connaît un retour en grâce en pleine révolution numérique.
« De même que les ouvriers ont été les travailleurs non-qualifiés de masse de la révolution industrielle, le col blanc sera assimilé à l’ouvrier de l’économie immatérielle. »
Si on fait un peu de prospective, on peut imaginer que les filières artisanales ou d’entreprenariat de proximité continueront demain d’être revalorisées dans les représentations. On arrivera peut-être au moment où cette alternative (on parle encore de « reconversion » ou de « bifurcation ») sera perçue comme une nouvelle voie de succès respectable.
Jean-Laurent Cassely © Hervé Grazzini

Un phénomène qui marginalisera un peu plus les métiers de l’économie immatérielle, ceux qu’on effectue derrière un écran d’ordinateur, connecté au réseau, qui subiront une décote de statut. De même que les ouvriers ont été les travailleurs non-qualifiés de masse de la révolution industrielle, le col blanc sera assimilé à l’ouvrier de l’économie immatérielle. D’ailleurs le magazine Wired titrait récemment : « Les développeurs sont les ouvriers du XXIème siècle ».
 On parle quand même d’une partie de la population bien particulière, les diplômés du supérieur...
Même révoltés, les premiers de la classe restent de bons élèves quand ils débarquent dans leurs nouveaux métiers. Notamment parce qu’ils importent une partie de leurs codes culturels et de leurs valeurs. Quelque part, le fromage d’un diplômé de Sciences Po n’a pas tout à fait la même gueule ou la même saveur qu’un autre ! Plus sérieusement, il ne véhicule pas la même histoire.
« Les néo-artisans sont avant tout des marchands de symboles »
Plusieurs économistes ont montré que depuis que le consommateur était devenu hyper méfiant et critique de sa propre consommation, il devenait nécessaire, pour vendre des produits, d’en nier le caractère marchand, et de mettre en avant tout le reste : l’histoire du produit, ses origines, ses vertus (écolo, durable, fait avec amour) ou encore l’histoire du producteur (souvent sur le mode : « Je faisais des Powerpoint chez Ernst & Young et j’ai tout plaqué pour devenir pâtissier »).
Nick Offerman, acteur et menuisier
 Les néo-artisans sont avant tout des marchands de symboles. D’ailleurs ce ne sont pas seulement des producteurs, des manuels, mais aussi - et selon moi surtout - des gens qui manipulent des idées, comme dans leurs anciens métiers. Il y a une course à l’authenticité maximale dans la présentation des produits, une forme de storytelling, pas forcément conscient, dans lequel excellent ces individus. Le client n’achète alors pas simplement un produit, mais les valeurs qui vont avec, ce qui permet souvent, au passage, d’augmenter les prix.
 Dans l’épilogue de La Carte et le Territoire, que Michel Houellebecq situe dans un futur proche, la France est devenue un pays rempli d’artisans, où le retour à la terre des populations urbaines a régénéré les campagnes dans lesquelles des bus de touristes débarquent pour admirer les artisans qui pratiquent les métiers d’autrefois. Pourtant, dans ton ouvrage, tu précises que ce sont plutôt les villes qui bénéficient de cette nouvelle vague de petits commerces. Houellebecq s’est trompé ?
Je ne vais pas prendre la responsabilité de dire ça ! La France comme décor au second degré décrite dans La Carte et le Territoire est au contraire une inspiration de mon livre. Ce qui est intéressant, c’est que Houellebecq a fait le bon diagnostic, mais qu’il a poussé la tendance jusqu’à son point d’absurdité pour les besoins de la fiction. Il imagine que toute la France vit désormais de l’économie résidentielle, c’est-à-dire une économie locale non délocalisable, parce que ses produits sont consommés par la population qui réside sur un territoire (ou celle qui est de passage, dans le cas du tourisme).
« Pour que le modèle fonctionne, il faut que les reconversions ne concernent qu’une partie de la population »
Cette économie dépend des revenus des gens qui travaillent dans l’économie soumise à la concurrence extérieure : on a besoin de travailleurs de cette économie tertiaire globalisée pour avoir des revenus à dépenser pour le coiffeur, le boulanger ou le boucher. Dans La Carte et le Territoire, ce sont les classes moyennes et supérieures des autres pays, les touristes ou expatriés qui s’installent, qui jouent ce rôle et viennent s’approvisionner et dépenser leur argent dans une France qui a perdu toute son économie productive. C’est comme si tous les Français devenaient néo-artisans... Or, évidemment, ça n’a pas de sens sauf, comme l’imagine Houellebecq, à considérer que la France entière devient un quartier touristique ou une destination de loisir. Pour que le modèle fonctionne, il faut que les reconversions ne concernent qu’une partie de la population.
Michel Houellebecq a reçu le prix Goncourt en 2010 pour La Carte et le Territoire.
 L’autre aspect, c’est que Houellebecq situe cette « France parc d’attraction » chez les néo-ruraux, peut-être parce que les hippies et les soixante-huitards font partie de ses thèmes préférés. Mais ce qu’on observe aujourd’hui, c’est que les diplômés du supérieur qui se reconvertissent sont nombreux à entreprendre dans les villes dans lesquelles ils ont travaillé ou étudié, et où réside leur clientèle, plus que dans des petites villes, qui souffrent au contraire de dévitalisation commerciale.  Houellebecq aurait donc pu décentrer le regard sur les villes, ça aurait été rigolo d’imaginer ces néo-ruraux urbains.
« Ce phénomène de retour au local est en fait global, ou en tous cas décliné, donc quelque part standardisé. »
L’intérêt de Houellebecq pour l’économie néo-artisanale n’est d’ailleurs pas surprenant. C’est un des rares écrivains à s’être penché sur le monde du travail, et un de ceux qui a le mieux rendu compte de sa crise de sens dans une économie postindustrielle dématérialisée. Dans Approches du désarroi, un texte théorique, il écrit à propos des salariés de La Défense que leur travail se réduit à échanger « des informations numériques » « sur les objets du monde » et que « le processus de production matérielle leur est même devenu opaque ».
 Tu évoques d’ailleurs une standardisation de ces néo-artisans, qui a pour conséquence une standardisation du centre-ville du futur. La sociologue américaine Sharon Zurkin parle à ce propos de « brooklynisation » pour décrire la gentryfication et ses conséquences. Est-ce que tous les centres urbains sont amenés à se ressembler sous l’impact de ces nouveaux commerces ?
 C’est un possible aboutissement de ce processus. Toutes les villes de l’économie post-industrielle ont un quartier similaire consacré à la street food branchée, aux caves à bières premium ou aux coffee shop qui vendent des gâteaux artisanaux. Ce phénomène de retour au local est en fait global, ou en tous cas décliné, donc quelque part standardisé. C’est le paradoxe.
« Beaucoup de jeunes qui sortent d’école vont directement s’établir comme bistrotier ou restaurateur. Ils sautent la case ''bullshit job'' »
 D’ailleurs, l’opposition global/sédentaire qu’on a évoquée n’est qu’apparente : les entrepreneurs urbains dont je parle voyagent beaucoup et s’inspirent de tendances qu’ils importent de l’étranger, ils sont par ailleurs hyperconnectés aux outils numériques pour promouvoir leur entreprise. La nouvelle vague de coffee shops parisiens vient d’Australie, par exemple. Ce qui est intéressant, c’est qu’avec toute cette tendance à vouloir une « vie de village » au coeur des grandes métropoles, en mode Amélie Poulain, on a l’impression de se recroqueviller sur le local et la proximité, alors qu’on importe des modes de vie et des concepts mondialisés.
 Pour en revenir à ta question, le phénomène est en train de se diffuser dans toute la France, et je pense qu’il devrait se généraliser, puisque les grandes villes donnent le ton et que s’emmerder au travail n’est pas réservé aux bobos en quête de sens.
 Ne s’agit-il que d’une tendance générationnelle, ou est-ce que ça concerne tout le monde ?
Je me suis d’abord intéressé aux gens de ma génération, les trentenaires nés dans les années 1980, mais je remarque qu’il y a une sorte d’intensifisation de cette fuite chez les plus jeunes, ceux qui terminent actuellement leurs études ou viennent d’être diplômés. On ne peut même plus parler à leur propos de reconversion, dans la mesure où beaucoup de jeunes qui sortent d’école vont directement s’établir comme bistrotier ou restaurateur. Ils vont éventuellement passer le double cursus école de commerce-CAP, mais sautent l’étape bullshit job.
« Il y a une sorte d’intensifisation de cette fuite chez les plus jeunes »
Pour les plus jeunes, le développement personnel passe par la sphère du travail. Là où, une génération plus tôt, on pouvait se contenter de faire du yoga, eux ne veulent pas de ce compromis entre un travail ennuyeux et des loisirs et des week-ends sympa. C’est tout ce qui sous-tend la logique du « capitalisme hipster » : les marques et commerces de ces entrepreneurs sont souvent appréhendés comme un reflet et une extension de leur personnalité. Ils veulent réaliser quelque chose de personnel, d’intime ou d’engagé dans leur travail. Il est hors de question, pour eux, de faire un métier alimentaire.
« On pourrait se dire que c’est un truc d’enfant gâté, mais je ne le pense pas »
C’est donc moins générationnel que lié à une position sur le marché du travail, en l'occurrence au fait d'être diplômé et donc d'avoir le choix de son orientation, et paradoxalement même le choix de ne pas utiliser directement son diplôme et de tenter autre chose. On pourrait se dire que c’est un truc d’enfant gâté, mais je ne le pense pas. Le phénomène prend parce que la situation sociale des cadres est complètement dégradée et que les boulots qu’on propose à ces jeunes diplômés sont merdiques et absurdes. Je pense qu’ils ont raison de faire ce pari.
Exemples de logos d'entreprises "hipster", sur Freepik
 Est-ce que ce mouvement de reconversion des premiers de la classe peut s’analyser comme l’un des signaux faibles d’un potentiel changement de paradigme plus conséquent ?
Il s’agit effectivement d’une critique du capitalisme, pour employer un grand mot. Mais je pense qu’on a plus affaire à une rénovation de l’économie de marché qu’à une critique radicale de celle-ci ou à une volonté d’en sortir. Dans la célèbre opposition issue du livre Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello distinguent deux types de critiques du capitalisme : la critique artiste et la critique sociale.
« C’est le coeur de ce phénomène : ça ressemble à une révolte, mais en fait, c’est une forme de refondation »
La critique sociale porte sur les inégalités sociales et salariales. La critique artiste porte plutôt sur l’inauthenticité des modes de vie, la laideur du monde et des objets de consommation contemporains, la critique de la publicité, et insiste sur l’épanouissement de l’individu, notamment dans la sphère professionnelle. Pour moi, les néo-artisans mettent en oeuvre cette « critique artiste » du capitalisme. Il y a donc un aspect critique indéniable, mais - et c’est ce qui fait l’intérêt du phénomène - c’est par cette critique que l’économie de marché se renouvelle. On la réaligne avec les attentes et les aspirations des individus et des consommateurs d’aujourd’hui. Et notamment à travers cette idée que tu dois exprimer quelque chose de toi en tant que producteur, mais aussi en tant que consommateur. Pour moi, c’est le coeur de ce phénomène : ça ressemble à une révolte, mais en fait, c’est une forme de refondation.

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Usbek & Rica est le média qui explore le futur. Tous les futurs : ceux qui nous font peur et ceux dont on rêve.

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