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19/07
« S’emmerder au travail n’est pas réservé aux bobos en quête de sens »
Quitter son job de cadre pour devenir fromager ou artisan : le phénomène prend de l'ampleur dans la France de 2017. Après y avoir consacré plusieurs articles, le journaliste Jean-Laurent Cassely en a tiré un livre, intitulé La révolte des premiers de la classe (éditions Arkhé). On a pris le temps de discuter avec lui de ce que le dégoût pour les bullshit jobs et les reconversions professionnelles radicales impliquent pour le futur du marché du travail, et celui de nos sociétés.
Chez Usbek & Rica, on n'a pas l'habitude d'interviewer nos copains. Sauf quand ils font des livres qui pourraient intéresser nos lecteurs. C'est le cas de Jean-Laurent Cassely, journaliste pour Slate et spécialiste des mutations du marché du travail, entre autres. Dans La révolte des premiers de la classe (Arkhé, 2017), sous-titré Métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines, il se penche sur celles et ceux qui ont décidé de quitter leur métier de « manipulateur d'abstraction ». Au début des années 1990, l'ancien ministre du travail de Bill Clinton, Robert Reich, emploie ce terme pour désigner « les créateurs, les manipulateurs et les pourvoyeurs du flot d'informations qui caractérise l'économie mondiale post-industrielle et post-tertiaire ».
En 2017, ces individus sont de plus en plus nombreux à quitter leur métiers à la con (bullshit jobs,
dans la langue de Shakespeare) pour se reconvertir dans l'artisanat ou
le commerce de proximité. Jean-Laurent les a recontrés. Il nous explique
ce que cette tendance lourde implique pour l'avenir de notre rapport au
travail.
À la lecture de ton livre, on se rend compte
que le phénomène des reconversions vers la nouvelle économie urbaine
n’est pas un épiphénomène, mais pas encore une vague de fond non plus.
Est-ce que tu penses que ce processus va aller en s’accentuant dans les
années qui viennent ?
Oui. Parce qu’il faut faire la
distinction entre l’importance numérique réelle du phénomène (marginale,
peut-être de l’ordre de 1% des diplômés) et la manière dont ce
phénomène travaille nos représentations collectives et notre
imaginaire : et là, le phénomène est bien plus massif !
« Il y a quelques années, on avait peu d’incubateurs de start-up. Aujourd’hui, on en trouve à tous les coins de rue »
L’analogie qui peut fonctionner, c'est
celle avec les start-up. L’économie numérique et les start-up ont été, à
l’origine, défrichées par des pionniers, voire des aventuriers. Puis
est arrivée la phase mature et mainstream, lors de laquelle
même les bons élèves prudents pouvaient considérer l’entrepreneuriat
numérique comme une voie alternative. Jusqu’à la période actuelle, celle
du pic numérique et de la « start-up nation » évoquée jusque
sur la plateforme présidentielle d’Emmanuel Macron. Il y a quelques
années, on avait peu d’incubateurs de jeunes pousses, de lieux dédiés à
ce type d'entreprenariat. Aujourd’hui, on en trouve à tous les coins de
rue. Le phénomène est aussi devenu massif dans ses représentations :
tout le monde sait ce qu’est une start-up, ou en a déjà entendu parler.
Je pense que le phénomène des premiers de
la classe qui se reconvertissent dans des métiers concrets d’artisanat
urbain et de commerce de proximité est un peu similaire. Plus les médias
en parlent, plus il y a de contre-modèles auxquels s’identifier, plus
l’exemple de ces gens suscite de vocations, qui amènent certains à se
dire « Pourquoi pas moi en tablier ? ». Le modèle gagne alors en
respectabilité, et les individus qui hésitent vont être plus à même de
sauter le pas.
« La dégradation des métiers de cadres est autant due au fait que tu t’emmerdes devant un Powerpoint qu’à l’influence de la pop culture »
En quoi,
selon toi, la fuite des « manipulateurs d’abstraction », leur quête de
sens, préfigure les modifications à venir du marché du travail à long
terme ?
Cette fuite va probablement modifier les
équilibres de long terme sur le marché du travail, en faisant évoluer
les hiérarchies que nous avons en tête. Le phénomène d’exode des
open-space provient de la dégradation, réelle comme symbolique, des
métiers de cadres.
Il y a plusieurs raisons à cela : c’est
autant dû au fait que tu t’emmerdes devant un Powerpoint qu’à
l’influence de la pop culture. De The Office au Message à caractère informatif,
cela fait vingt ans que des séries et des programmes télé se foutent de
la gueule des gens qui travaillent dans des bureaux, ces derniers se
retrouvent extrêmement dévalorisés.
« La Défense n’est plus le modèle, le statut social du cadre a pris cher »
Quand tu es un premier de la classe, un
bon élève, que tu as le choix de ton orientation, tu ne vas pas dans une
filière de plus en plus perçue comme celle de la lose. La Défense n’est plus un modèle, le statut social du cadre a pris cher, en décalage total avec l’imagerie Getty de
la mondialisation heureuse des années 1990-2000. Et les gens continuent
à être attentifs au statut, contrairement à ce que la vague de
néo-artisanat laisse penser : le fait qu’il n’y aurait plus de
hiérarchie sociale, scolaire ou profesionnelle est faux. C’est juste
que les critères évoluent et que ce qui était ringard hier (les métiers
manuels, l’ancrage local, la communication en face à face) connaît un
retour en grâce en pleine révolution numérique.
« De même que les ouvriers ont été les travailleurs non-qualifiés de masse de la révolution industrielle, le col blanc sera assimilé à l’ouvrier de l’économie immatérielle. »
Si on fait un peu de prospective, on peut
imaginer que les filières artisanales ou d’entreprenariat de proximité
continueront demain d’être revalorisées dans les représentations. On
arrivera peut-être au moment où cette alternative (on parle encore de «
reconversion » ou de « bifurcation ») sera perçue comme une nouvelle
voie de succès respectable.
Un phénomène qui marginalisera un peu
plus les métiers de l’économie immatérielle, ceux qu’on effectue
derrière un écran d’ordinateur, connecté au réseau, qui subiront une
décote de statut. De même que les ouvriers ont été les travailleurs
non-qualifiés de masse de la révolution industrielle, le col blanc sera
assimilé à l’ouvrier de l’économie immatérielle. D’ailleurs le magazine Wired titrait récemment : « Les développeurs sont les ouvriers du XXIème siècle ».
On parle quand même d’une partie de la population bien particulière, les diplômés du supérieur...
Même révoltés, les premiers de la classe
restent de bons élèves quand ils débarquent dans leurs nouveaux métiers.
Notamment parce qu’ils importent une partie de leurs codes culturels et
de leurs valeurs. Quelque part, le fromage d’un diplômé de Sciences Po
n’a pas tout à fait la même gueule ou la même saveur qu’un autre ! Plus
sérieusement, il ne véhicule pas la même histoire.
« Les néo-artisans sont avant tout des marchands de symboles »
Plusieurs économistes ont montré que
depuis que le consommateur était devenu hyper méfiant et critique de sa
propre consommation, il devenait nécessaire, pour vendre des produits,
d’en nier le caractère marchand, et de mettre en avant tout le reste :
l’histoire du produit, ses origines, ses vertus (écolo, durable, fait
avec amour) ou encore l’histoire du producteur (souvent sur le mode : « Je faisais des Powerpoint chez Ernst & Young et j’ai tout plaqué pour devenir pâtissier »).
Les néo-artisans sont avant tout des marchands de
symboles. D’ailleurs ce ne sont pas seulement des producteurs, des
manuels, mais aussi - et selon moi surtout - des gens qui manipulent des
idées, comme dans leurs anciens métiers. Il y a une course à
l’authenticité maximale dans la présentation des produits, une forme de storytelling, pas
forcément conscient, dans lequel excellent ces individus. Le client
n’achète alors pas simplement un produit, mais les valeurs qui vont
avec, ce qui permet souvent, au passage, d’augmenter les prix.
Dans l’épilogue de La Carte et le Territoire,
que Michel Houellebecq situe dans un futur proche, la France est
devenue un pays rempli d’artisans, où le retour à la terre des
populations urbaines a régénéré les campagnes dans lesquelles des bus de
touristes débarquent pour admirer les artisans qui pratiquent les
métiers d’autrefois. Pourtant, dans ton ouvrage, tu précises que ce sont
plutôt les villes qui bénéficient de cette nouvelle vague de petits
commerces. Houellebecq s’est trompé ?
Je ne vais pas prendre la responsabilité de dire ça ! La France comme décor au second degré décrite dans La Carte et le Territoire est
au contraire une inspiration de mon livre. Ce qui est intéressant,
c’est que Houellebecq a fait le bon diagnostic, mais qu’il a poussé la
tendance jusqu’à son point d’absurdité pour les besoins de la fiction. Il
imagine que toute la France vit désormais de l’économie résidentielle,
c’est-à-dire une économie locale non délocalisable, parce que ses
produits sont consommés par la population qui réside sur un territoire
(ou celle qui est de passage, dans le cas du tourisme).
« Pour que le modèle fonctionne, il faut que les reconversions ne concernent qu’une partie de la population »
Cette économie dépend des revenus des
gens qui travaillent dans l’économie soumise à la concurrence extérieure
: on a besoin de travailleurs de cette économie tertiaire globalisée
pour avoir des revenus à dépenser pour le coiffeur, le boulanger ou le
boucher. Dans La Carte et le Territoire,
ce sont les classes moyennes et supérieures des autres pays, les
touristes ou expatriés qui s’installent, qui jouent ce rôle et viennent
s’approvisionner et dépenser leur argent dans une France qui a perdu
toute son économie productive. C’est comme si tous les Français
devenaient néo-artisans... Or, évidemment, ça n’a pas de sens sauf,
comme l’imagine Houellebecq, à considérer que la France entière devient
un quartier touristique ou une destination de loisir. Pour que le modèle
fonctionne, il faut que les reconversions ne concernent qu’une partie
de la population.
L’autre aspect, c’est que Houellebecq situe cette «
France parc d’attraction » chez les néo-ruraux, peut-être parce que les
hippies et les soixante-huitards font partie de ses thèmes préférés.
Mais ce qu’on observe aujourd’hui, c’est que les diplômés du supérieur
qui se reconvertissent sont nombreux à entreprendre dans les villes dans
lesquelles ils ont travaillé ou étudié, et où réside leur clientèle,
plus que dans des petites villes,
qui souffrent au contraire de dévitalisation commerciale. Houellebecq
aurait donc pu décentrer le regard sur les villes, ça aurait été rigolo
d’imaginer ces néo-ruraux urbains.« Ce phénomène de retour au local est en fait global, ou en tous cas décliné, donc quelque part standardisé. »
L’intérêt de Houellebecq pour l’économie
néo-artisanale n’est d’ailleurs pas surprenant. C’est un des rares
écrivains à s’être penché sur le monde du travail, et un de ceux qui a
le mieux rendu compte de sa crise de sens dans une économie
postindustrielle dématérialisée. Dans Approches du désarroi, un texte théorique, il écrit à propos des salariés de La Défense que leur travail se réduit à échanger « des informations numériques » « sur les objets du monde » et que « le processus de production matérielle leur est même devenu opaque ».
Tu
évoques d’ailleurs une standardisation de ces néo-artisans, qui a pour
conséquence une standardisation du centre-ville du futur. La sociologue
américaine Sharon Zurkin parle à ce propos de « brooklynisation
» pour décrire la gentryfication et ses conséquences. Est-ce que tous
les centres urbains sont amenés à se ressembler sous l’impact de ces
nouveaux commerces ?
C’est un
possible aboutissement de ce processus. Toutes les villes de l’économie
post-industrielle ont un quartier similaire consacré à la street food
branchée, aux caves à bières premium ou aux coffee shop qui vendent des
gâteaux artisanaux. Ce phénomène de retour au local est en fait global,
ou en tous cas décliné, donc quelque part standardisé. C’est le
paradoxe.
« Beaucoup de jeunes qui sortent d’école vont directement s’établir comme bistrotier ou restaurateur. Ils sautent la case ''bullshit job'' »
D’ailleurs,
l’opposition global/sédentaire qu’on a évoquée n’est qu’apparente : les
entrepreneurs urbains dont je parle voyagent beaucoup et s’inspirent de
tendances qu’ils importent de l’étranger, ils sont par ailleurs
hyperconnectés aux outils numériques pour promouvoir leur entreprise. La
nouvelle vague de coffee shops parisiens vient d’Australie,
par exemple. Ce qui est intéressant, c’est qu’avec toute cette tendance
à vouloir une « vie de village » au coeur des grandes métropoles, en
mode Amélie Poulain, on a l’impression de se recroqueviller sur
le local et la proximité, alors qu’on importe des modes de vie et des
concepts mondialisés.
Pour en revenir à ta question, le phénomène est en
train de se diffuser dans toute la France, et je pense qu’il devrait se
généraliser, puisque les grandes villes donnent le ton et que s’emmerder
au travail n’est pas réservé aux bobos en quête de sens.
Ne s’agit-il que d’une tendance générationnelle, ou est-ce que ça concerne tout le monde ?
Je me suis d’abord intéressé aux gens de
ma génération, les trentenaires nés dans les années 1980, mais je
remarque qu’il y a une sorte d’intensifisation de cette fuite chez les
plus jeunes, ceux qui terminent actuellement leurs études ou viennent
d’être diplômés. On ne peut même plus parler à leur propos de
reconversion, dans la mesure où beaucoup de jeunes qui sortent d’école
vont directement s’établir comme bistrotier ou restaurateur. Ils vont
éventuellement passer le double cursus école de commerce-CAP, mais
sautent l’étape bullshit job.
« Il y a une sorte d’intensifisation de cette fuite chez les plus jeunes »
Pour les plus jeunes, le développement
personnel passe par la sphère du travail. Là où, une génération plus
tôt, on pouvait se contenter de faire du yoga, eux ne veulent pas de ce
compromis entre un travail ennuyeux et des loisirs et des week-ends
sympa. C’est tout ce qui sous-tend la logique du « capitalisme hipster » : les
marques et commerces de ces entrepreneurs sont souvent appréhendés
comme un reflet et une extension de leur personnalité. Ils veulent
réaliser quelque chose de personnel, d’intime ou
d’engagé dans leur travail. Il est hors de question, pour eux, de faire
un métier alimentaire.
« On pourrait se dire que c’est un truc d’enfant gâté, mais je ne le pense pas »
C’est donc moins générationnel que lié à
une position sur le marché du travail, en l'occurrence au fait d'être
diplômé et donc d'avoir le choix de son orientation, et paradoxalement
même le choix de ne pas utiliser directement son diplôme et de tenter
autre chose. On pourrait se dire que c’est un
truc d’enfant gâté, mais je ne le pense pas. Le phénomène prend parce
que la situation sociale des cadres est complètement dégradée et que les
boulots qu’on propose à ces jeunes diplômés sont merdiques et absurdes.
Je pense qu’ils ont raison de faire ce pari.
Est-ce que ce mouvement de reconversion des
premiers de la classe peut s’analyser comme l’un des signaux faibles
d’un potentiel changement de paradigme plus conséquent ?
Il s’agit effectivement d’une critique du
capitalisme, pour employer un grand mot. Mais je pense qu’on a plus
affaire à une rénovation de l’économie de marché qu’à une critique
radicale de celle-ci ou à une volonté d’en sortir. Dans la célèbre
opposition issue du livre Le nouvel esprit du capitalisme,
Luc Boltanski et Ève Chiapello distinguent deux types de critiques du
capitalisme : la critique artiste et la critique sociale.
« C’est le coeur de ce phénomène : ça ressemble à une révolte, mais en fait, c’est une forme de refondation »
La critique sociale porte sur les
inégalités sociales et salariales. La critique artiste porte plutôt sur
l’inauthenticité des modes de vie, la laideur du monde et des objets de
consommation contemporains, la critique de la publicité, et insiste sur
l’épanouissement de l’individu, notamment dans la sphère
professionnelle. Pour moi, les néo-artisans mettent en oeuvre cette «
critique artiste » du capitalisme. Il y a donc un aspect critique
indéniable, mais - et c’est ce qui fait l’intérêt du phénomène - c’est
par cette critique que l’économie de marché se renouvelle. On la
réaligne avec les attentes et les aspirations des individus et des
consommateurs d’aujourd’hui. Et notamment à travers cette idée que tu
dois exprimer quelque chose de toi en tant que producteur, mais aussi en
tant que consommateur. Pour moi, c’est le coeur de ce phénomène : ça
ressemble à une révolte, mais en fait, c’est une forme de refondation.
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