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Si nous cessons d’être curieux, c’est la fin de l’humanité
Publié le 04/07/2017 / Isabelle Musnik / http://www.influencia.net
Maître
de conférences au collège de France, c'est par le biais de la
paléoanthropologie que Pascal Picq aborde la curiosité : un levier
fondamental de l'évolution humaine. Selon les mots de Brecht, lorsque «
chacun est convaincu que d'un temps nouveau tout manque à notre propre
temps », l'homme a cette aptitude en lui, inextinguible étincelle, qui
lui permettra, le jour venu, de changer d'ère.
INfluencia : en quoi l’étude des singes nous permet-elle de comprendre le monde dans lequel on vit ?
Pascal Picq : parce
qu’ils manifestent des comportements sociaux et cognitifs longtemps
ignorés et très instructifs. Les singes, les grands singes et tout
particulièrement les chimpanzés et les bonobos, ont inventé des réponses
adaptatives parfois étonnantes et d’une grande pertinence. Ils nous
donnent un recul considérable sur les réponses sociales et politiques de
l’économie, la gouvernance, les relations entre les sexes, le contrôle
des outils et des techniques, les organisations, l’éducation et même
l’écologie. Il ne s’agit aucunement d’imiter telle ou telle espèce, mais
d’admettre que les unes et les autres ont dû s’adapter en fonction de
leur histoire propre, de leurs contraintes phylogénétiques et de leurs
capacités d’innovation sociale, et d’en tirer des enseignements. Il en
est de même entre les populations humaines, qui, les unes et les autres,
ont adopté des réponses différentes qui seront utiles dans le cadre de
notre civilisation mondiale 1.
IN : les animaux sont-ils curieux ?
P.P. : vous savez,
j’habite à la campagne et je suis fils de maraîcher, j’ai l’habitude de
beaucoup me promener et d’observer. Si quelque chose bouge dans un
fourré, les chiens iront immédiatement voir ce qui se passe : peut-être
une proie, peut-être des jeux... Si je suis avec mon cheval, en
revanche, il va s’enfuir, la curiosité l’effraie. Chez les singes, c’est
fréquemment lié à leurs caractéristiques adaptatives et à leurs
capacités cognitives. Ce sont des animaux omnivores et frugivores, et
leur régime alimentaire est très diversifié : des fruits, des insectes…
jusqu’aux petits mammifères. Ils savent résoudre les problèmes à la fois
collectivement et individuellement, ils utilisent des pierres pour
casser des fruits, des « coques » pour puiser de l’eau, ils cherchent
les meilleurs endroits pour se reposer et manifestent de vraies
capacités d’exploration. Et si des objets leur plaisent, ils les
échangent. En captivité, il leur faut toujours un environnement enrichi
où ils peuvent être stimulés, sinon cela entraîne des déficiences
cognitives.
IN : et Homo sapiens ?
P.P. : le premier
représentant du genre humain est Homo erectus, la première espèce de
grands singes à s’affranchir du monde des arbres et la seule à s’engager
par-delà l’horizon et vers l’inconnu absolu sans savoir ce qui
l’attend. Il s’agit d’un type de migration qui ne s’apparente en rien à
celui connu chez les autres mammifères, ni chez les oiseaux, car ces
migrations ne sont pas annuelles, pas seulement poussées par des
pressions environnementales ou démographiques, et surtout sans idée de
retour.
C’est comme cela qu’il y a deux millions
d’années, déjà, des populations humaines s’étendirent sur l’Ancien
Monde depuis l’Afrique. Mais l’espèce la plus « curieuse » de nouveaux
horizons, la nôtre ou Homo sapiens, part d’Afrique il y a cent mille
ans, arrive en Australie puis en Amérique par navigation avant de se
retrouver en Europe. Cette curiosité s’associe à une autre
caractéristique humaine : son aptitude à faire des médiations
symboliques avec le monde qui l’entoure – comme la cosmétique ; nous
sommes les seules espèces à changer notre apparence, à nous transformer
avec du maquillage, des coiffures, des vêtements. Et pour tout cela, il
faut une curiosité pour des éléments de l’environnement qui ne servent
pas qu’à la survie : colorants, pierres, plumes, cornes… Cela commence
avec Homo erectus et cela se retrouve chez tous ses descendants – chez
les hommes de Néandertal, qui collectionnaient des animaux fossiles,
comme chez nous.
IN : alors, la curiosité accompagne l’évolution de la lignée humaine ?
P.P. : comme toutes les
autres espèces, l’homme a co-évolué avec son environnement, et sans
curiosité, il n’aurait jamais découvert les ressources des nouveaux
environnements conquis. Sa curiosité s’est transformée au fil de
centaines de milliers d’années et les sciences modernes en sont les
filles fécondes.Au siècle des naturalistes, entre 1650 et 1750, c’est
l’époque des grands voyages, des cabinets de curiosités… On se dit que
peut-être quelque chose de divin nous échappe, qu’en observant la
nature, on va trouver les lois qui régissent l’univers. Les grands
naturalistes, comme le Suédois Carl Linné ou les Français Jussieu et
Tournefort, commencent à étudier la nature. Carl Linné donne la première
définition « naturaliste » de l’homme, en l’occurrence Homo sapiens.
Toute science commence par observer, comparer et classer. C’est comme
cela qu’on passe des cabinets de curiosités à nos muséums d’histoire
naturelle. De même qu’on passe de l’alchimie à la chimie moderne avec la
classification des éléments.
Dans la seconde moitié du XVIIIème
siècle, on a la curiosité de regarder les roches, les sols, les
montagnes… et on découvre le temps profond. Les théories de l’évolution
viennent de là. Et à partir de là, la science va s’engager dans une
sorte de curiosité perpétuelle. Plus elle avance dans ses découvertes,
plus elle sait qu’elle a de choses à découvrir. Darwin, au xixe, est le
premier à affirmer que la diversité permet de s’adapter à un monde
inconnu, et toute sa théorie se fonde sur une curiosité pour toutes les
variations du monde vivant.
Illustration : Marius Guiet
Isabelle Musnik
Elle
est la fondatrice et directrice de la publication d'INfluencia, lancé
en 2004. De nationalité française et britannique, et journaliste
économique de formation, elle a démarré sa carrière à l'Expansion et à
la Vie Financière. Elle a été éditrice de CB News de 1986 à 2003. Elle
est aussi l’éditrice du Gunn Report for Media qui met en lumière
l'innovation média et son efficacité.
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