Dès les années 1960, Marshall McLuhan prophétisait que « l'interdépendance nouvelle qu'impose l'électronique recréerait le monde à l'image d'un village
», définissant ainsi un nouveau rapport spatio temporel au monde.
Ajoutons une donnée dynamique à cette vue aérienne : les échanges de
données et d’informations entre les différents habitants du global
village se sont tellement intensifiés que du point de vue du villageois,
cette fois-ci, nous pourrions risquer une autre métaphore, de saison :
et si la vie connectée recréait le réel à l’image d’un gigantesque
calendrier de l’avent, non numéroté ? A chaque instant, nous avons
finalement le choix d’ouvrir une grande quantité de « boîtes » ,
poches d’informations digitales (sites, mail, SMS..) au contenu plus ou
moins connu à l’avance, qui délivreront des informations opportunes ou
parasites, et ouvriront elles-mêmes sur d’autres boîtes.
Il en résulte un sentiment
d’accélération. Mais, ce dernier est sans doute autant dû au traitement
toujours plus rapide d’un plus grand nombre de « boîtes »
(l’humanité produit autant d’informations en deux jours qu’elle ne l’a
fait en deux millions d’années) qu’au non-traitement de celles que l’on
pourrait analyser avec davantage de temps et d’autres capacités. Car
nous nous heurtons bien aujourd’hui à ces deux limites : celle du temps
disponible pour la connexion qui n’est pas extensible à l’infini (les
jours restent désespérément bloqués à 24h) , et celle des capacités
physiques, émotionnelles et cognitives de chacun.
Dans ce contexte limitatif, la vie
connectée génère en permanence chez l’individu un triple effort : à
celui de traitement d’informations nombreuses et variées en registres
(professionnelles, personnelles, rationnelles, émotionnelles) s’ajoute
celui de sélection des informations auxquelles on renonce, qui implique
paradoxalement de les pré-qualifier pour les disqualifier, couplé enfin à
la frustration de laisser échapper encore d’autres informations qui
pourraient exister quelque part dans le monde digital (le fameux fomo ou fear of missing out).
Informations qui pourraient d’ailleurs s’avérer cruciales pour soi, en
positif (l’information qui va changer ma vie en un instant), ou en
négatif (celle qui va signer mon échec, si je n’en ai pas connaissance
et que je n’y réagis pas). C’est probablement la répétition permanente
de ce scénario qui place tout un chacun en état d’urgence et de tension
importants, générant addiction et une douloureuse conscience de cette
addiction.
Deux français sur trois déclarent
d’ailleurs avoir besoin de se connecter à internet au moins une fois par
jour , et ne peuvent même pas imaginer leur vie sans internet. Plus
d’un Français sur trois dit aussi avoir peur d’être dépendant à la
technologie (source IPSOS « Les 4500 / 2014). A titre d’illustration, la réaction de cette consommatrice interrogée sur ses stratégies d’achat : «
j’achète au maximum en promotion, il y a tellement de bons plans
aujourd’hui... plus on en cherche plus on en trouve, et même quand on
achète à bon prix, vous pouvez être sûr qu’il y a sans doute une promo
encore plus intéressante sur l’article quelque part, c’est insupportable
! ».
Ironie du sort, nous n’avons jamais eu
le pouvoir de traiter autant d’informations, et pourtant nous nous
focalisons davantage sur la frustration de ne pouvoir en traiter plus,
alors que c’est « techniquement possible » ! Il suffirait juste
d’un peu plus de temps, mais ce petit bonus, nous l’avons déjà beaucoup
pris sur le temps « déconnecté », le temps physique, jusqu’à provoquer
un sentiment grandissant d’invasion digitale et d’encombrement mental.
Comment gérer cette situation de tension ?
- Première méthode, celle du filtrage et de la sélection : en d’autres termes, réduire le nombre de « boîtes » à ouvrir, les qualifier et les classer pour « y voir plus clair ». Parmi les trends setters que nous interrogeons régulièrement (cf. Trends Observer,
étude annuelle de repérage de signaux faibles à l’international), nous
avons repéré une nette volonté de rationalisation des flux digitaux
traités : compartimenter ses différents cercles pour leur attribuer un
canal de communication adapté (linked in pour le pro, Instagram pour les photos, un Facebook
semi-accessible pour les proches éventuellement...), renoncer à
certains interlocuteurs, destocker les historiques virtuels en
acceptant de « laisser filer le passé », ne plus naviguer aléatoirement mais se fixer un parcours et un temps, et surtout ne plus s’égarer, en se constituant son « flux personnel », fait de sites favoris délivrant un digest ou un best-of personnalisé. Si on y ajoute l’installation « d’adblockers
», on obtient une diminution de l’effort digital, pour une vie
connectée plus ciblée, et plus maîtrisable. Dans le même esprit, on
communique plus court, plus efficace : c’est le règne de la
communication émotionnelle via images ou émojis, une unité de langage
directe, rapide, et univoque (Le premier mot échangé sur les réseaux
sociaux en 2014 est... un émoji !).
- Deuxième façon de procéder pour gérer
l’infinie richesse d’informations du monde digital, celle de
l’automatisation. Encore peu présente dans le monde des particuliers, et
sans doute avant-gardiste, la stratégie d’automatisation consiste à
l’inverse à augmenter le nombre de « boîtes » à traiter, en
déléguant cette tâche à une intelligence artificielle. Dans un avenir
proche, les particuliers pourront peut-être ainsi s’appuyer sur une
intelligence logarythmique qui extraira en permanence du Web les
informations décisives pour soi, mais agira également sans l’arbitrage
de son utilisateur. Rechercher automatiquement la promotion la plus
forte sur un produit donné (et réaliser l’achat), ou pourquoi pas
identifier l’âme sœur d’un soir ou d’un an ou l’opportunité de business la plus rentable (et s’y connecter), en fonction de paramètres pré-déterminés… ou non. Quid d’une IA auto-apprenante, qui devienne alors un « exocerveau » personnel ?
- La dernière manière de traiter
l’urgence digitale est sans doute la plus simple et pourtant la plus
difficile, celle de renoncer à l’extension du temps connecté, voire le
réduire, au profit d’un temps « non-connecté » à redécouvrir. Re-poser
le calendrier aux « boîtes », et prendre un thé avec un ami, en quelque sorte…
Près d’un Français sur trois ressent
l’envie de se déconnecter et d’éteindre ses appareils technologiques.
Cette proportion est même plus importante chez les 45-54 ans, puisqu’ils
sont deux sur cinq à ressentir ce besoin. Cette dernière pratique
semble également très sensible dans les nouveaux comportements observés,
et ne semble pas seulement motivée par une volonté de faire diminuer le
« niveau d’encombrement digital », mais également par l’aspiration à une expérience de vie plus « pleine » et sensorielle. Susan Maushart décrypte cette dérive de l’hyperconnexion dans Pause, un livre qui décrit une expérience de six mois sans médias électroniques : « Vous
avez trois cents amis sur Facebook et quatre cents cinquante followers
sur Twitter, mais à quand remonte le dernier dîner en famille où vous
avez eu une vraie conversation avec vos enfants ? Le monde va-t-il
s'arrêter de tourner si vous éteignez votre iPhone ? ».
C’est la même tonalité chez Guy Birenbaum qui évoque dans "Vous m’avez manqué"
le rôle joué par l’hyperconnexion dans la fabrication de sa dépression.
Paradoxalement, l’extension du temps digital, qui atteint des maxima
(mais sans doute peut-on se connecter encore davantage que 7 heures
par jour en France ?) a par contraste commencé à rendre les moments « purement physiques »
rares. Et donc précieux. Vivre un moment avec ses proches en étant
présent à 100% dans la situation, ressentir avec ses 5 sens une
interaction directe, un « live », devient une expérience à
valeur ajoutée. 73% des Français estiment en effet que les nouvelles
technologies isolent les gens et participent à l’effritement du lien
social , à une époque où près de deux jeunes sur trois avouent pourtant
dîner régulièrement devant un écran.
Aller dans une « non-Internet place
» comme on allait jadis dans un web-café, ressentir le corps, l’oublié
du monde digital, semblent autant d’expériences revalorisées dans le
contexte actuel. Faut-il y voir un symptôme d’une inflexion majeure face
au tout-digital, ou un sursaut dans le déclin de l’expérience live pour une jeune génération digitalisée, comme en témoigne cette mère de famille : « ma fille a un peu peur de parler en face à face, elle n’est pas habituée, ça l’impressionne, c’est presque trop d’émotions ».
Ici encore, les opposés s’affrontent :
l’hyper-technologie fait advenir inexorablement l’intelligence
artificielle qui gèrera à notre place notre big data
personnelle, mais l’urgence à vivre et à ressentir les émotions humaines
se renforce à mesure que le chaos et l’insécurité nous questionnent… Ce
combat n’est sans doute pas tant celui du technologique contre
l’humain, mais du pouvoir (accélérer) contre le vouloir (ralentir). De
l’issue dépendra au moins notre envie d’aller ou non prendre un café au
soleil, sur la place du global village de McLuhan.