Certains
le disent terminé. Où en est le mouvement Occupy ? Parti de New York à
l’automne 2011, il s’est étendu à l’Amérique du Nord, et a essaimé en
Europe. En quelques mois, Occupy a permis à des centaines de milliers de
personnes de se politiser et de prendre conscience de l’ampleur des
inégalités sociales et de la domination économique : les « 1% » d’ultra
privilégiés face à la « multitude » des 99%. Si les tentes ont disparu
de l’espace public, « l’esprit d’Occupy alimente les mobilisations contre le changement climatique, la dette ou le mal-logement », assure Maria Poblet, membre du mouvement aux Etats-Unis. Entretien.
Basta ! : Un an et demi après l’occupation de Wall Street, où en est le mouvement Occupy qui a essaimé partout aux Etats-Unis ?
Maria Poblet [1] :
Occupy Wall Street a été un espace d’exaltation et de créativité. A
bien des égards, il s’est traduit par une mobilisation inventive,
relativement longue, qui a créé une « pause » psychologique inspirante
face au capitalisme dans la société américaine. Cette mobilisation
spontanée a mobilisé des gens nouveaux, elle a changé le débat public
aux États-Unis. Le mouvement Occupy ne constitue pas pour autant un
ensemble unique et cohérent. Les différentes initiatives qui en sont
issues sont liées par une critique partagée du système économique, mais
pas par des formes organisationnelles fortes ou des alliances à long
terme. Aujourd’hui, les personnes et organisations qui se sont
sérieusement engagées pour la justice économique au-travers d’Occupy
Wall Street demeurent encore très actives. Elles travaillent à façonner
les prochaines initiatives qui pourront contribuer à bâtir un mouvement
de transformation « bottom-up » (
de bas en haut, ndlr) dans la société américaine.
Quelles formes prennent ces initiatives ?
Par exemple, Occupy Sandy (du nom de l’ouragan Sandy qui a frappé la
côte Est des États-Unis, dont New York, fin octobre 2012, ndlr) est
actif au sein des communautés pour répondre aux impacts du changement
climatique dans les quartiers populaires à New York. En parallèle,
d’autres initiatives émergent comme Strike Debt (
lire notre article),
les campagnes « Walmart Workers » (les travailleurs de Wal Mart, géant
de la grande distribution, ndlr) ou « The Homes for All » (
des maisons pour Tous, ndlr).
Tous ces exemples illustrent les différentes manières dont l’esprit
d’Occupy continue de se manifester. Ces initiatives rassemblent des
organisations communautaires et des nouveaux collectifs d’activistes. On
y trouve aussi des personnes qui se sont engagées pour la première fois
de leur vie et qui cherchent un moyen de continuer à militer pour le
changement social. Ces nouveaux militants, jeunes pour la plupart,
côtoient des vétérans des droits civiques et des mouvements anti-guerre
des années 60 et 70. Le mouvement compte aussi des syndicalistes,
impliqués à titre individuel et soucieux pour certains de construire des
coopérations organisationnelles avec les militants d’Occupy.
Certains annoncent pourtant la fin de ces mouvements, voire leur échec, faute de s’être structuré. Qu’en pensez-vous ?
C’est plus complexe que cela. Dans la construction d’un mouvement, il
y a des liens étroits entre les soulèvements spontanés et
l’organisation collective consciente. D’un côté, les soulèvements
spontanés ont souvent l’impression de sortir de nulle part et de pouvoir
s’étendre partout. Ils sont libres, sources d’inspiration, capables de
mobiliser un grand nombre de personnes sur la base d’une critique des
injustices. De l’autre côté, l’organisation consciente, plus volontaire,
se concentre sur le développement d’un leadership dans les communautés
touchées. On y construit des campagnes concrètes en menant le travail
lent et difficile pour développer un réseau local, en facilitant
l’agrégation d’individus. Ni l’un ni l’autre ne se suffisent à
eux-mêmes. Nous avons à la fois besoin de gens à l’initiative d’actions
créatives et spontanées, mais aussi d’approches systématiques pour
obtenir le changement.
« Obtenir le changement »... en s’impliquant dans le jeu électoral ?
Face à l’échec du système démocratique électoral, la réponse
naturelle serait de rejeter entièrement ce système. Mais se désengager
des structures existantes de prise de décision revient à laisser
toujours plus de place à la droite et aux forces réactionnaires. Notre
défi est de travailler avec les structures et institutions existantes
pour obtenir des réformes immédiates, renforcer le pouvoir de la gauche,
et faire progresser le mouvement à long terme. Pour obtenir des
résultats, et impliquer davantage les gens dans la réalisation du
changement, nous devons donc nous engager dans le système électoral,
aussi défectueux soit-il. Cela nous obligera à mettre en avant des
revendications audacieuses pour une transformation en profondeur,
combinées à des changements concrets à court terme. Le danger, c’est
d’être récupéré par des forces politiques qui se satisferaient
volontiers de changements esthétiques laissant intacts les fondements du
système et de la crise économique.
Arrivez-vous à impliquer les classes populaires ?
L’engagement des classes populaires blanches dans le mouvement
anti-raciste est crucial. Pour ceux qui portent une critique de classe
du gouvernement, deux options s’ouvrent à eux : ils peuvent
s’identifier à l’aile droite avec le Tea Party, ou bien se reconnaître
dans le mouvement Occupy. Ce dernier est à l’origine d’un nouvel espace
politique qui permet aux Blancs de s’engager dans les combats pour la
justice économique avec une perspective de gauche. Ces combats ont été
jusque-là menés par les classes populaires de couleur qui ont été les
plus touchées par les inégalités aux États-Unis.
Comment dépasser le communautarisme, très fort dans le monde anglo-saxon ?
Cela constitue un autre défi : alors que le traumatisme historique du
racisme est bien réel au sein même de la gauche, comment représenter
les intérêts des blancs des classes populaires, sans trahir ceux des
autres communautés ? Quel genre de vision populaire nationale pourrait
nous unir, qui transcende les questions de race et d’ethnicité, et soit
en mesure de parler aux différentes expériences et exigences de chaque
communauté ? De nombreuses organisations progressistes aux États-Unis
ont été construites durant les mouvements pour les droits civiques et le
« Black Power ». Nos mouvements émergents ont beaucoup à en apprendre.
Et réciproquement. Nous devons construire un véritable dialogue entre
ces organisations et les mouvements spontanés. Un dialogue
multi-générationnel. Nos forces, loin d’être opposées, sont très
complémentaires.
N’y a t-il pas des divergences au sein même du mouvement Occupy sur les choix à opérer ?
Il existe une tension entre deux propositions. D’une part, il y a
l’envie de construire un mouvement dit de « tente », dans lequel nous
pourrions nous rassembler et acquérir le sentiment d’un « nous »
collectif. De l’autre, il est proposé de construire un mouvement dit de
« bus », dans lequel nous pourrions monter pour nous déplacer tous
ensemble. Nous avons besoin à la fois d’un espace ouvert de discussions
et de convergences, mais aussi de structures pour construire de la
cohérence. Ce n’est pas simple à réaliser. Mais il faut garder en
mémoire que les 1 % ont déjà leurs forums internationaux à l’instar du
Forum économique mondial de Davos. Les 99 % ont aussi besoin de
construire leur propre forme d’organisation internationale.
Comment articulez-vous la construction d’un mouvement
international, avec le mouvement des Indignés en Espagne ou les
militants du Printemps Arabe, avec les luttes locales ?
La crise économique est internationale. Toute campagne au niveau
local est liée au système économique international. En même temps, sans
travail ancré sur le terrain avec les populations états-uniennes, nous
ne pouvons pas être réellement solidaires avec d’autres mouvements. Mais
la construction de groupes locaux et l’organisation de campagnes au
niveau local est également insuffisante en soi. L’absence de forme
organisationnelle internationale a rendu difficile le maintien des
relations de solidarité que les groupes Occupy ont construit entre eux,
et avec les mouvements émergents dans le reste du monde. Dans
l’ensemble, le mouvement aux Etats-Unis est trop américano-centré.
Discuter de la façon dont le capitalisme a échoué aux États-Unis sans
regarder comment les Etats-Unis ont créé et exporté le modèle économique
défaillant du néolibéralisme est une erreur.
Propos recueillis par Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle sur twitter
Photo :
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