Plus
encore lorsqu’une filière travaille en profondeur à sa recomposition
(technologique, stratégique, industrielle…), échanger est une vertu.
C’était là tout le sens du discours inaugural de Jacques Chirat,
Président de l’UNIIC, lequel se réjouissait notamment de la présence de
Cees Verweij, Président à la fois d’Intergraf et du KVGO – cousin
Hollandais de l’UNIIC – pour dépasser l’approche franco-française et
osciller entre constats partagés à l’échelle européenne et spécificités
nationales…
« Quand je lis le programme de votre Congrès, je peux vous confirmer
que vos sujets sont aussi les nôtres » nous assure d’emblée Cees
Verweij, tout nouvellement promu à la tête d’Intergraf, organisme qui
regroupe les principales instances graphiques en Europe (soit 21
fédérations issues de 19 pays) et qui porte donc la mission délicate
(mais primordiale) d’en promouvoir et relayer les intérêts. Ce sont
ainsi non moins de 119 000 entreprises, 628 000 salariés et 79 milliards
d’euros de CA que représente aujourd’hui Intergraf, notamment à
Bruxelles auprès de la Commission Européenne, dans un contexte
post-crise encore sensible…
Jacques Chirat, Président de l’UNIIC.
Cees Verweij, Président à la fois d’Intergraf et du KVGO, lors de son intervention pour le Congrès de l’UNIIC.
Conjuguer la crise au passé
« Nous voulons tous dépasser ces années moroses. C’est une volonté
commune à tous nos adhérents, dans toute l’Europe. Cette morosité s’est
caractérisée par un CA décroissant, baissant de 23 % depuis l’an 2000 »
confirme-t-il sans surprise, même si cette tendance ne s’est étrangement
pas traduite par une baisse continue du nombre de sites d’impression
répertoriés, les dynamiques ayant été plus fluctuantes et inégalitaires
selon les pays. C’est en revanche en termes de baisse des effectifs
salariés que les difficultés du secteur sur la période étudiée prennent
un tour absolument criant : « Entre 2000 et 2014, l’emploi en Europe
dans les Industries Graphiques a décru de presque 34 % » confirme en
effet Cees Verweij, non sans manquer de souligner que des signes de
stabilisation commencent toutefois à poindre : « Certains pays nous font
observer une reprise des investissements, notamment en Belgique, en
Hongrie ou en Lettonie ». Une reprise toutefois freinée par une pénurie
de main d’œuvre qualifiée relativement nouvelle et dommageable, que le
Président d’Intergraf identifie comme la résultante d’une image des
métiers des industries graphiques profondément dégradée. « On a de plus
en plus de mal à trouver des gens capables de conduire nos machines »
regrette-t-il en effet, le phénomène n’épargnant à peu près personne en
Europe, même si quelques réactions éparses ont été engagées, ou sont sur
le point de l’être… « Une campagne de communication visant à redorer
l’attractivité du secteur est sur le point d’être lancée en Allemagne.
Une autre intitulée ‘Print is your future’ a été déployée en Hongrie »
illustre-t-il effectivement, même si susciter les appétences suppose de
dépasser la seule nécessité de mieux communiquer, pour construire et
mettre en avant de nouvelles compétences. Cette dimension « formation
& compétences » faisait d’ailleurs l’objet d’une table ronde dédiée
durant ce Congrès (nous y reviendrons au sein d’un article spécifique, ndlr), en présence notamment de Béatrice Klose, secrétaire générale d’Intergraf. Les signes d’un rétablissement ?
« Pour certains, la reprise passera par une hausse des exportations,
notamment dans les pays Baltes qui trouvent dans les pays scandinaves
des marchés importants. C’est notamment le cas en Suède, qui a vu son
niveau d’importation en provenance des pays Baltes augmenter
drastiquement depuis 2000 » développe Cees Verweij, qui commence là à
dessiner différentes dynamiques et différents besoins en fonction des
zones d’activité considérées, au-delà des phénomènes englobants déjà
évoqués. Mais rares sont les phénomènes de reprise à être strictement
localisés, le cas du livre illustrant une dynamique de ventes à la
hausse largement transnationale : « Il y a une reprise d’ampleur
importante dans le secteur du livre. Au Royaume-Uni les ventes de livres
imprimés ont augmenté de 8 % et celles des ebooks baissé de 3 % en
2016. Nous observons ces tendances à la hausse dans différents pays et
en moyenne, la production européenne a augmenté de 5 % en 2015 ». Autre
indice de la vivacité du marché du livre : le nombre d’exemplaires
imprimés, malgré la baisse du tirage moyen, « a explosé de près de 30 %
entre 2014 et 2015, selon les éditeurs Européens » précise Cees Verweij.
Enfin, même si la tendance est plus atypique – mais peut-être
augure-t-elle d’un effet d’entraînement à d’autres pays – l’Allemagne
enregistre une hausse de 2,6 % des dépenses publicitaires sur support
imprimés en 2016, repassant même au-dessus du niveau de 2012. Autant
d’indices qui convergent vers une stabilisation de la production encore
fragile mais envisageable à moyen terme, à condition de ne pas faillir
collectivement… « Intergraf, c’est la voix de nos métiers à Bruxelles.
Sur des sujets aussi divers que l’émission de COV (composés organiques
volatils), la préservation d’un taux de TVA réduit pour le Livre,
l’économie circulaire ou la problématique des huiles minérales dans les
emballages alimentaires, nous avons un rôle clé à jouer » plaide Cees
Verweij, citant dans la foulée un exemple concret… « Le 25 mai 2018, un
nouveau règlement sera d’application obligatoire dans tous les pays de
l’Union Européenne pour les entreprises traitant des données à caractère
personnel. Notre secteur est donc concerné au plus haut point.
Intergraf travaille depuis plusieurs années sur ce dossier, quand il
était encore en discussion au sein des instances européennes. L’objectif
aujourd’hui est d’aider nos entreprises à comprendre les implications
de ce nouveau cadre juridique et à s’y conformer » fait-il savoir,
persuadé qu’une « Europe graphique solide et pérenne » passe
effectivement par les synergies du collectif…
Le
spécialiste de la logistique du premier kilomètre Cubyn boucle ainsi une
levée de série A après avoir levé 1,1 million d’euros en amorçage en
2016.
Well done ! La startup Cubyn,
spécialiste du premier kilomètre de livraison, vient de boucler une
levée de fonds de série A de 7 millions de dollars (environ 6 millions
d’euros) auprès de DN Capital, avec l’appui de BNP Paribas
Développement, ainsi que ses investisseurs historiques, Partech Ventures
et 360 Capital Partners. Cette levée succède à un premier tour d’amorçage de 1,1 million d’euros,
bouclé en 2016 auprès des deux fonds mais aussi d’Olivier Mathiot et
Thierry Petit. Cet apport doit permettre à la jeune pousse de renforcer
sa position sur le marché français et d’exporter son service dans
d’autres villes européennes, en commençant par le Royaume-Uni, notamment
grâce à une stratégie d’acquisitions. Les équipes devraient également
être renforcées.
“Cette nouvelle levée de fonds servira de catalyseur de croissance pour Cubyn, a déclaré Adrien Fernandez-Baca, co-fondateur et CEO de Cubyn. Étant
donnée la croissance exponentielle des ventes en ligne, la logistique
du premier kilomètre est devenue l’un des principaux points de friction,
notamment pour les e-commerçants qui disposent d’un espace limité pour
emballer et expédier les objets et pour qui ces opérations sont
compliquées à gérer et coûteuses.“
Partant du
constat que la logistique représente un poste conséquent dans le budget
des e-commerçants, notamment des plus petits, Cubyn a développé une
plateforme permettant de gérer l’envoi des colis dès le premier
kilomètre. Concrètement, la jeune pousse collecte les objets à envoyer
chez le commerçant, les emballe et s’occupe de l’envoi en choisissant la
solution la plus adaptée mais aussi la plus économique pour le
commerçant, qui lui permet d’économiser jusqu’à 50% sur les coûts
d’expédition.
La start-up limougeaude Prodontis annonce une levée de fonds dont le montant et le fonds d'investissement n'ont pas été communiqués.
Créée par Hugo de Gentile en 2014, l'entreprise développe un dispositif
de nettoyage de dents automatisé, ce qui fait gagner du temps à
l'utilisateur. L'outil ressemble à dentier où sont incorporées des
brosses. Le tout est relié à un boîtier externe qui génère les pulsions.
Le fondateur de la start-up a passé plusieurs mois au sein de l'accélérateur The Refiners à San Francisco où il a pu rencontrer Carlos Diaz. Cette expérience lui a permis d'opter pour une stratégie Cross Boarder. La recherche et le développement restent à Limoges. Quant au marketing, il s'exporte outre-atlantique.
Cet investissement va permettre à la société de financer la recherche
et le développement du produit. Un siège à New-York et une antenne à San
Francisco vont aussi être créés.
Prodontis : les données clés
Fondateur : Hugo de Gentile
Création : 2014
Activité : e-santé
Financements : juillet 2017, le montant n'a pas été communiqué
Faire des milliardaires, premier supporteur de start-uppeur, PrésidEntrepreneur
comme je l’ai moi-même écris. Fan de soirée en compagnie de créateurs
d’entreprise, tout nous laisse à penser que notre nouveau Président sera
le premier allié de ceux qui vivent avec l’esprit d’initiative chevillé
au corps. [Le blog de Jacky Isabello] Et en même temps lorsqu’on prend le
temps de s’attarder sur les premières mesures qu’il met en œuvre par
l’entremise de son gouvernement, il est aisé de s’apercevoir qu’elles
sont violentes, voire mortifères pour les entrepreneurs. Il
y a 5 ans presque jour pour jour, la révolte des Pigeons allait
éclater. Le mouvement initié en dehors des corps intermédiaires
syndicaux et politiques allait fortement s’opposer à François Hollande
contre le projet de loi de finances et l’intégration au barème de
l’impôt sur le revenu des plus-values de cessions mobilières,
c’est-à-dire la revente de parts de société. Initiant ainsi une des
nombreuses rebuffades que M. Hollande allait subir et des non moins
nombreuses reculades qu’il allait opérer. Pas de pigeon, pas de frondeur
pour l’instant mais …. Tout d’abord, le gouvernement
envisage de réduire les cotisations salariales en contrepartie d’une
augmentation de la CSG. Paraphrasant M. Mailly secrétaire général de
Force Ouvrière : « Certaines catégories de la population vont morfler avec cette hausse annoncée par le gouvernement pour 2018 ».
Parmi elles les travailleurs non-salariés. C’est-à-dire les professions
indépendantes, certains gérants de sociétés et quelques-autres. Selon l’Insee la France dénombre plus de 2,3 millions de professionnels indépendants. Et Jean-Claude Mailly d’ajouter que la taxe d’habitation « On leur disait ce sera un peu compensé, pour une partie d’entre vous, par la taxe d’habitation. »Or
le calendrier de la réforme de la taxe d’habitation, avec une
suppression pour 80% des contribuables, une des mesures phare du
candidat Macron, reportée puis repêchée par le gouvernement, ne brille
pas par sa lisibilité, à ce stade. Les atermoiements des différents
ministres font redouter le réveil du démon français de l’instabilité
fiscale. Gérald Darmanin, ministre des comptes publics, avait ajouté que
des mesures de compensation seraient prises pour les contribuables
lésés par la hausse de la CSG, avant de conclure par un dévastateur « je
ne sais pas lesquelles » s’est depuis montré sous un jour meilleur…Dont
acte ! Ensuite, s’il parait évident de se
réjouir de la fin annoncée du RSI, le très décrié Régime Social des
Indépendants, et l’annonce attendue d’une réintégration des régimes de
protection sociale des travailleurs non-salariés au régime général, dans
les faits il n’en est rien. En effet, d’un RSI désintégré de la planète
de la protection sociale résulterait une augmentation substantielle,
pour 7 millions de Français qui en dépendent, de leurs cotisations
sociales estimées au bas mot à 15-20% (version basse). Selon le site Europe 1 : « il
faut faire attention car les cotisations à payer ne sont pas les
mêmes. Sur 100 euros de recettes, Avec le RSI vous devez payer 40 euros
de cotisations, c’est beaucoup. Avec, la Sécu, le régime général, il
vous faut payer 60 euros de cotisations sur 100 euros de revenus. Et le journaliste de préciser : « Et donc, là, les Indépendants risquent de crier au racket. ». Racket…Pigeon ça se rapproche ! Enfin, qu’en est-il de la baisse de
l’Impôt Société. S’il parlait, cet impôt exigerait de supprimer le droit
de cuissage à son endroit tellement il est l’instrument fiscal le plus
« tripoté » par la classe politique. Sa baisse fera immanquablement
hurler le premier opposant déclaré à Emmanuel Macron, ce sans cravate,
bouffeur de « Matheux » ; qui lui fera dire que seuls les patrons sont
récompensés par le Président de la République. Figurez-vous que derrière
cette baisse annoncée se cache peut-être un exercice de
prestidigitation fiscale assez redoutable. Aujourd’hui comment sont traités par
l’impôt les bénéfices des entreprises ? C’est-à-dire la différence entre
ce qu’elles vendent, le chiffre d’affaires, et ce qu’elles déduisent,
leurs dépenses. Ils sont taxés selon un principe de progressivité. À 15 %
en deçà de 38 120 €. Depuis la loi de Finances 2017 (vous voyez
pourquoi je parlais de tripotage fiscale) à 28% entre 38 121 et 75 000€
et à 33,33 % au-delà de ce seuil. Le programme de M. Macron décrivait
ainsi son ambition : « Nous
baisserons l’impôt sur les sociétés de 33,3 % à 25 % pour rejoindre la
moyenne européenne. […] En échange, nous défendrons au niveau européen
une harmonisation des bases et une convergence du taux de l’impôt sur
les sociétés pour éviter une course au moins-disant. » Ce qui n’est pas explicité ce sont
les intentions du gouvernement quant au maintien ou non du seuil à 15%.
Et tout le risque est là. En effet la très large majorité des Très
Petites Entreprises, celles employant moins de 11 salariés, et des
sociétés unipersonnelles, réalise un bénéfice en deçà des 38 000€. Ce
reliquat, constitue souvent la rémunération annuelle des dirigeants. Si
ce taux intermédiaire à 15% disparaissait au profit d’un seul et unique
taux à 25% sous couvert d’expliquer que le taux à 33% à disparu, plus
des deux tiers des entrepreneurs non-salariés verraient leur impôt sur
les sociétés augmenter de près de 66 % (et oui 10 points de plus
lorsqu’un taux passe de 15% à 25% cela fait une augmentation
insupportable de 66%). Messieurs comme disait Jacques Becker, « Touchez
pas au Grisbi ». Certes des promesses seront faites à
ces forces vives de l’entrepreneuriat. On leur jurera le cœur sur la
main que des mesures de compensation arriveront. Laissons-nous juger sur
pièce. Ces acteurs économiques sont les sans-voix de l’économie. Elles
sont souvent vilipendées par les opposants, leurs patrons caricaturés.
Ils ne font jamais grève, ne manifestent que rarement dans la rue.
Toutefois, ce sont les principales créatrices d’emplois. Durant cette
longue période de crise qu’a connu le pays, ce sont les TPE qui ont le
moins licencié. Les grandes entreprises anticipent très rapidement les
mouvements de conjoncture. Cela engendre une augmentation massive des suppressions d’emplois. Les TPE comme le rappelle un baromètre Fiducial
(avril 2015 – à partir de la slide 74) des TPE vivent au quotidien le
dialogue social. Leurs dirigeants baissent d’abord leur salaire avant de
se résoudre à licencier. M. Le Président vous vous apprêtez à faire
avaler trois grosses pilules aux entrepreneurs dont vous êtes encore
l’un des héros. Les subtiles additions qui seront faites à la lecture de
ce papier par ces travailleurs de l’entrepreneuriat séduits à priori
par vos envies légitimes de réformes devraient quelque peu ternir leur
bronzage naissant s’ils sont déjà allongés sur leur serviette de plage.
Avant de définitivement gâcher leurs congés estivaux agissez Monsieur le
Président.
Jacky Isabello est dirigeant d'entreprise depuis près de 20 ans.
Après plusieurs expériences en cabinets ministériels (dont celui de
Jean-Pierre Raffarin), il fonde sa 1ère agence de communication en 1998.
Il la cédera 12 ans plus tard à un acteur français majeur du monde de
la communication en tant que filiale spécialiste des thèmes économiques
et institutionnels. Piqué très tôt par le virus de l'entrepreneuriat il
co-fonde sa première entreprise dans le domaine du logement étudiant
alors qu'il n'est pas encore diplômé de l'ESG. Depuis, ce tropisme
restera le fil rouge de ses engagements. Créateur, dirigeant, mentor de
jeunes entrepreneurs au MoovJee, accompagnateur avec le Medef d'anciens
officiers supérieurs de l'armée vers un projet de création d'entreprise.
Il a aussi écrit trois ouvrages sur ce sujet.
Jacky actuellement dirigeant-associé de CorioLink une agence de
communication et d'AlgoLinked une start-up technologique.
« S’emmerder au travail n’est pas réservé aux bobos en quête de sens »
Guillaume Ledit
Quitter son job de cadre pour devenir fromager ou artisan
: le phénomène prend de l'ampleur dans la France de 2017. Après y avoir
consacré plusieurs articles, le journaliste Jean-Laurent Cassely en a
tiré un livre, intitulé La révolte des premiers de la classe(éditions Arkhé). On a pris le temps de discuter avec lui de ce que le dégoût pour les bullshit jobs et les reconversions professionnelles radicales impliquent pour le futur du marché du travail, et celui de nos sociétés. Chez Usbek & Rica, on n'a pas
l'habitude d'interviewer nos copains. Sauf quand ils font des livres qui
pourraient intéresser nos lecteurs. C'est le cas de Jean-Laurent
Cassely, journaliste pour Slate et spécialiste des mutations du marché
du travail, entre autres. Dans La révolte des premiers de la classe(Arkhé, 2017), sous-titré Métiers à la con, quête de sens et reconversions urbaines, il se penche sur celles et ceux qui ont décidé de quitter leur métier de « manipulateur d'abstraction ». Au début des années 1990, l'ancien ministre du travail de Bill Clinton, Robert Reich, emploie ce terme pour désigner « les
créateurs, les manipulateurs et les pourvoyeurs du flot d'informations
qui caractérise l'économie mondiale post-industrielle et post-tertiaire ».
En 2017, ces individus sont de plus en plus nombreux à quitter leur métiers à la con (bullshit jobs,
dans la langue de Shakespeare) pour se reconvertir dans l'artisanat ou
le commerce de proximité. Jean-Laurent les a recontrés. Il nous explique
ce que cette tendance lourde implique pour l'avenir de notre rapport au
travail.
À la lecture de ton livre, on se rend compte
que le phénomène des reconversions vers la nouvelle économie urbaine
n’est pas un épiphénomène, mais pas encore une vague de fond non plus.
Est-ce que tu penses que ce processus va aller en s’accentuant dans les
années qui viennent ?
Oui. Parce qu’il faut faire la
distinction entre l’importance numérique réelle du phénomène (marginale,
peut-être de l’ordre de 1% des diplômés) et la manière dont ce
phénomène travaille nos représentations collectives et notre
imaginaire : et là, le phénomène est bien plus massif !
« Il y a quelques années, on avait peu d’incubateurs de start-up. Aujourd’hui, on en trouve à tous les coins de rue »
L’analogie qui peut fonctionner, c'est
celle avec les start-up. L’économie numérique et les start-up ont été, à
l’origine, défrichées par des pionniers, voire des aventuriers. Puis
est arrivée la phase mature et mainstream, lors de laquelle
même les bons élèves prudents pouvaient considérer l’entrepreneuriat
numérique comme une voie alternative. Jusqu’à la période actuelle, celle
du pic numérique et de la « start-up nation » évoquée jusque
sur la plateforme présidentielle d’Emmanuel Macron. Il y a quelques
années, on avait peu d’incubateurs de jeunes pousses, de lieux dédiés à
ce type d'entreprenariat. Aujourd’hui, on en trouve à tous les coins de
rue. Le phénomène est aussi devenu massif dans ses représentations :
tout le monde sait ce qu’est une start-up, ou en a déjà entendu parler.
Je pense que le phénomène des premiers de
la classe qui se reconvertissent dans des métiers concrets d’artisanat
urbain et de commerce de proximité est un peu similaire. Plus les médias
en parlent, plus il y a de contre-modèles auxquels s’identifier, plus
l’exemple de ces gens suscite de vocations, qui amènent certains à se
dire « Pourquoi pas moi en tablier ? ». Le modèle gagne alors en
respectabilité, et les individus qui hésitent vont être plus à même de
sauter le pas.
« La dégradation des métiers de cadres est autant due au fait que tu t’emmerdes devant un Powerpoint qu’à l’influence de la pop culture »
En quoi,
selon toi, la fuite des « manipulateurs d’abstraction », leur quête de
sens, préfigure les modifications à venir du marché du travail à long
terme ?
Cette fuite va probablement modifier les
équilibres de long terme sur le marché du travail, en faisant évoluer
les hiérarchies que nous avons en tête. Le phénomène d’exode des
open-space provient de la dégradation, réelle comme symbolique, des
métiers de cadres.
Il y a plusieurs raisons à cela : c’est
autant dû au fait que tu t’emmerdes devant un Powerpoint qu’à
l’influence de la pop culture. De The Office au Message à caractère informatif,
cela fait vingt ans que des séries et des programmes télé se foutent de
la gueule des gens qui travaillent dans des bureaux, ces derniers se
retrouvent extrêmement dévalorisés.
« La Défense n’est plus le modèle, le statut social du cadre a pris cher »
Quand tu es un premier de la classe, un
bon élève, que tu as le choix de ton orientation, tu ne vas pas dans une
filière de plus en plus perçue comme celle de la lose. La Défense n’est plus un modèle, le statut social du cadre a pris cher, en décalage total avec l’imagerie Getty de
la mondialisation heureuse des années 1990-2000. Et les gens continuent
à être attentifs au statut, contrairement à ce que la vague de
néo-artisanat laisse penser : le fait qu’il n’y aurait plus de
hiérarchie sociale, scolaire ou profesionnelle est faux. C’est juste
que les critères évoluent et que ce qui était ringard hier (les métiers
manuels, l’ancrage local, la communication en face à face) connaît un
retour en grâce en pleine révolution numérique.
« De même que les ouvriers ont été les
travailleurs non-qualifiés de masse de la révolution industrielle, le
col blanc sera assimilé à l’ouvrier de l’économie immatérielle. »
Si on fait un peu de prospective, on peut
imaginer que les filières artisanales ou d’entreprenariat de proximité
continueront demain d’être revalorisées dans les représentations. On
arrivera peut-être au moment où cette alternative (on parle encore de «
reconversion » ou de « bifurcation ») sera perçue comme une nouvelle
voie de succès respectable.
Un phénomène qui marginalisera un peu
plus les métiers de l’économie immatérielle, ceux qu’on effectue
derrière un écran d’ordinateur, connecté au réseau, qui subiront une
décote de statut. De même que les ouvriers ont été les travailleurs
non-qualifiés de masse de la révolution industrielle, le col blanc sera
assimilé à l’ouvrier de l’économie immatérielle. D’ailleurs le magazine Wired titrait récemment : « Les développeurs sont les ouvriers du XXIème siècle ».
On parle quand même d’une partie de la population bien particulière, les diplômés du supérieur...
Même révoltés, les premiers de la classe
restent de bons élèves quand ils débarquent dans leurs nouveaux métiers.
Notamment parce qu’ils importent une partie de leurs codes culturels et
de leurs valeurs. Quelque part, le fromage d’un diplômé de Sciences Po
n’a pas tout à fait la même gueule ou la même saveur qu’un autre ! Plus
sérieusement, il ne véhicule pas la même histoire.
« Les néo-artisans sont avant tout des marchands de symboles »
Plusieurs économistes ont montré que
depuis que le consommateur était devenu hyper méfiant et critique de sa
propre consommation, il devenait nécessaire, pour vendre des produits,
d’en nier le caractère marchand, et de mettre en avant tout le reste :
l’histoire du produit, ses origines, ses vertus (écolo, durable, fait
avec amour) ou encore l’histoire du producteur (souvent sur le mode : « Je faisais des Powerpoint chez Ernst & Young et j’ai tout plaqué pour devenir pâtissier »).
Les néo-artisans sont avant tout des marchands de
symboles. D’ailleurs ce ne sont pas seulement des producteurs, des
manuels, mais aussi - et selon moi surtout - des gens qui manipulent des
idées, comme dans leurs anciens métiers. Il y a une course à
l’authenticité maximale dans la présentation des produits, une forme de storytelling, pas
forcément conscient, dans lequel excellent ces individus. Le client
n’achète alors pas simplement un produit, mais les valeurs qui vont
avec, ce qui permet souvent, au passage, d’augmenter les prix.
Dans l’épilogue de La Carte et le Territoire,
que Michel Houellebecq situe dans un futur proche, la France est
devenue un pays rempli d’artisans, où le retour à la terre des
populations urbaines a régénéré les campagnes dans lesquelles des bus de
touristes débarquent pour admirer les artisans qui pratiquent les
métiers d’autrefois. Pourtant, dans ton ouvrage, tu précises que ce sont
plutôt les villes qui bénéficient de cette nouvelle vague de petits
commerces. Houellebecq s’est trompé ?
Je ne vais pas prendre la responsabilité de dire ça ! La France comme décor au second degré décrite dans La Carte et le Territoire est
au contraire une inspiration de mon livre. Ce qui est intéressant,
c’est que Houellebecq a fait le bon diagnostic, mais qu’il a poussé la
tendance jusqu’à son point d’absurdité pour les besoins de la fiction. Il
imagine que toute la France vit désormais de l’économie résidentielle,
c’est-à-dire une économie locale non délocalisable, parce que ses
produits sont consommés par la population qui réside sur un territoire
(ou celle qui est de passage, dans le cas du tourisme).
« Pour que le modèle fonctionne, il faut que les reconversions ne concernent qu’une partie de la population »
Cette économie dépend des revenus des
gens qui travaillent dans l’économie soumise à la concurrence extérieure
: on a besoin de travailleurs de cette économie tertiaire globalisée
pour avoir des revenus à dépenser pour le coiffeur, le boulanger ou le
boucher. Dans La Carte et le Territoire,
ce sont les classes moyennes et supérieures des autres pays, les
touristes ou expatriés qui s’installent, qui jouent ce rôle et viennent
s’approvisionner et dépenser leur argent dans une France qui a perdu
toute son économie productive. C’est comme si tous les Français
devenaient néo-artisans... Or, évidemment, ça n’a pas de sens sauf,
comme l’imagine Houellebecq, à considérer que la France entière devient
un quartier touristique ou une destination de loisir. Pour que le modèle
fonctionne, il faut que les reconversions ne concernent qu’une partie
de la population.
L’autre aspect, c’est que Houellebecq situe cette «
France parc d’attraction » chez les néo-ruraux, peut-être parce que les
hippies et les soixante-huitards font partie de ses thèmes préférés.
Mais ce qu’on observe aujourd’hui, c’est que les diplômés du supérieur
qui se reconvertissent sont nombreux à entreprendre dans les villes dans
lesquelles ils ont travaillé ou étudié, et où réside leur clientèle,
plus que dans des petites villes,
qui souffrent au contraire de dévitalisation commerciale. Houellebecq
aurait donc pu décentrer le regard sur les villes, ça aurait été rigolo
d’imaginer ces néo-ruraux urbains.
« Ce phénomène de retour au local est en fait global, ou en tous cas décliné, donc quelque part standardisé. »
L’intérêt de Houellebecq pour l’économie
néo-artisanale n’est d’ailleurs pas surprenant. C’est un des rares
écrivains à s’être penché sur le monde du travail, et un de ceux qui a
le mieux rendu compte de sa crise de sens dans une économie
postindustrielle dématérialisée. Dans Approches du désarroi, un texte théorique, il écrit à propos des salariés de La Défense que leur travail se réduit à échanger « des informations numériques » « sur les objets du monde » et que« le processus de production matérielle leur est même devenu opaque ».
Tu
évoques d’ailleurs une standardisation de ces néo-artisans, qui a pour
conséquence une standardisation du centre-ville du futur. La sociologue
américaine Sharon Zurkin parle à ce propos de « brooklynisation
» pour décrire la gentryfication et ses conséquences. Est-ce que tous
les centres urbains sont amenés à se ressembler sous l’impact de ces
nouveaux commerces ?
C’est un
possible aboutissement de ce processus. Toutes les villes de l’économie
post-industrielle ont un quartier similaire consacré à la street food
branchée, aux caves à bières premium ou aux coffee shop qui vendent des
gâteaux artisanaux. Ce phénomène de retour au local est en fait global,
ou en tous cas décliné, donc quelque part standardisé. C’est le
paradoxe.
« Beaucoup de jeunes qui
sortent d’école vont directement s’établir comme bistrotier ou
restaurateur. Ils sautent la case ''bullshit job'' »
D’ailleurs,
l’opposition global/sédentaire qu’on a évoquée n’est qu’apparente : les
entrepreneurs urbains dont je parle voyagent beaucoup et s’inspirent de
tendances qu’ils importent de l’étranger, ils sont par ailleurs
hyperconnectés aux outils numériques pour promouvoir leur entreprise. La
nouvelle vague de coffee shops parisiens vient d’Australie,
par exemple. Ce qui est intéressant, c’est qu’avec toute cette tendance
à vouloir une « vie de village » au coeur des grandes métropoles, en
mode Amélie Poulain, on a l’impression de se recroqueviller sur
le local et la proximité, alors qu’on importe des modes de vie et des
concepts mondialisés.
Pour en revenir à ta question, le phénomène est en
train de se diffuser dans toute la France, et je pense qu’il devrait se
généraliser, puisque les grandes villes donnent le ton et que s’emmerder
au travail n’est pas réservé aux bobos en quête de sens.
Ne s’agit-il que d’une tendance générationnelle, ou est-ce que ça concerne tout le monde ?
Je me suis d’abord intéressé aux gens de
ma génération, les trentenaires nés dans les années 1980, mais je
remarque qu’il y a une sorte d’intensifisation de cette fuite chez les
plus jeunes, ceux qui terminent actuellement leurs études ou viennent
d’être diplômés. On ne peut même plus parler à leur propos de
reconversion, dans la mesure où beaucoup de jeunes qui sortent d’école
vont directement s’établir comme bistrotier ou restaurateur. Ils vont
éventuellement passer le double cursus école de commerce-CAP, mais
sautent l’étape bullshit job.
« Il y a une sorte d’intensifisation de cette fuite chez les plus jeunes »
Pour les plus jeunes, le développement
personnel passe par la sphère du travail. Là où, une génération plus
tôt, on pouvait se contenter de faire du yoga, eux ne veulent pas de ce
compromis entre un travail ennuyeux et des loisirs et des week-ends
sympa. C’est tout ce qui sous-tend la logique du « capitalisme hipster » : les
marques et commerces de ces entrepreneurs sont souvent appréhendés
comme un reflet et une extension de leur personnalité. Ils veulent
réaliser quelque chose de personnel, d’intime ou
d’engagé dans leur travail. Il est hors de question, pour eux, de faire
un métier alimentaire.
« On pourrait se dire que c’est un truc d’enfant gâté, mais je ne le pense pas »
C’est donc moins générationnel que lié à
une position sur le marché du travail, en l'occurrence au fait d'être
diplômé et donc d'avoir le choix de son orientation, et paradoxalement
même le choix de ne pas utiliser directement son diplôme et de tenter
autre chose. On pourrait se dire que c’est un
truc d’enfant gâté, mais je ne le pense pas. Le phénomène prend parce
que la situation sociale des cadres est complètement dégradée et que les
boulots qu’on propose à ces jeunes diplômés sont merdiques et absurdes.
Je pense qu’ils ont raison de faire ce pari.
Est-ce que ce mouvement de reconversion des
premiers de la classe peut s’analyser comme l’un des signaux faibles
d’un potentiel changement de paradigme plus conséquent ?
Il s’agit effectivement d’une critique du
capitalisme, pour employer un grand mot. Mais je pense qu’on a plus
affaire à une rénovation de l’économie de marché qu’à une critique
radicale de celle-ci ou à une volonté d’en sortir. Dans la célèbre
opposition issue du livre Le nouvel esprit du capitalisme,
Luc Boltanski et Ève Chiapello distinguent deux types de critiques du
capitalisme : la critique artiste et la critique sociale.
« C’est le coeur de ce phénomène : ça ressemble à une révolte, mais en fait, c’est une forme de refondation »
La critique sociale porte sur les
inégalités sociales et salariales. La critique artiste porte plutôt sur
l’inauthenticité des modes de vie, la laideur du monde et des objets de
consommation contemporains, la critique de la publicité, et insiste sur
l’épanouissement de l’individu, notamment dans la sphère
professionnelle. Pour moi, les néo-artisans mettent en oeuvre cette «
critique artiste » du capitalisme. Il y a donc un aspect critique
indéniable, mais - et c’est ce qui fait l’intérêt du phénomène - c’est
par cette critique que l’économie de marché se renouvelle. On la
réaligne avec les attentes et les aspirations des individus et des
consommateurs d’aujourd’hui. Et notamment à travers cette idée que tu
dois exprimer quelque chose de toi en tant que producteur, mais aussi en
tant que consommateur. Pour moi, c’est le coeur de ce phénomène : ça
ressemble à une révolte, mais en fait, c’est une forme de refondation.