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De
plus en plus présents parmi nous sont les adultes qui peinent à
quitter le royaume de l’enfance, l’âge de toutes les curiosités
possibles, où l’on explore, papillonne sans limites… Il était une fois
la généalogie de ce phénomène, et le décryptage des motivations de ces
nouveaux Peter Pan, Ces adultes qui ne grandiront jamais (1).
Adolescent : le droit à l'interruption volontaire de grandir http://www.influencia.net
Publié le 20/09/2017
L’enfant ne disparaît jamais en nous.
Quand nous atteignons l’âge adulte, nous pouvons choisir d’ignorer sa
présence ou de le refouler quand il cherche à se faire entendre. Nous
pouvons aussi tenter de lui faire de la place. Quand il la prend en
entier, autour de nous on s’exclame, le regard mi-amusé mi-réprobateur :
« Quel grand enfant vous êtes ! » Nos sociétés sont
aujourd’hui plus ouvertes à cette part d’enfance que chacun porte en
lui. De nombreux signes en attestent. Certains adultes ont leurs cahiers
pour colorier et dessiner dans leur coin. D’autres traversent
joyeusement les villes en trottinette, affublés de pantalons fluo. Dans
les appartements néobourgeois, les jouets d’enfants trônent fièrement au
milieu des objets décoratifs. Et depuis quelques années, nos téléphones
sont devenus de beaux joujoux sophistiqués. Quant aux joueurs de jeux
vidéo, leur âge moyen a depuis longtemps dépassé quarante ans… Notre
monde n’oppose plus aussi fermement la jeunesse et la maturité. Passer
de l’une à l’autre ne signifie pas renoncer à l’une pour l’autre. Les
frontières entre les deux sont devenues poreuses et ont donné naissance à
un nouveau type d’individus.
Qu’importe l’avenir !
Qui sont-ils, ces individus d’un nouveau
genre ? Avant d’essayer de les définir, essayons d’abord de les
imaginer. J’ai souvent à l’esprit, quand je pense à eux, l’image de
voyageurs dans un port qui regardent partir les bateaux. Pour être plus
précis : ils regardent s’éloigner un bateau en particulier, celui qui
emporte avec lui les secrets de leur avenir. Ces voyageurs insolites
éprouvent un plaisir particulier à rester sur le quai le jour où s’en va
le bateau qui devait les conduire sur d’autres rives. Qu’importe
l’avenir ! Ils n’embarqueront pas : le quai est leur destination finale.
Leur plus grand plaisir est justement celui-là : différer l’heure du
départ. Plaisir de l’attente, du rêve, de la contemplation. Plaisir du
songe et de la non-action. Plaisirs et réjouissances de l’inaccompli. Cioran
disait que ceux qui n’accomplissent rien dans leur existence sont les
plus sages des hommes, car en ne produisant aucune œuvre, ils restent
toujours purs : « Les désœuvrés saisissent plus de choses et sont
plus profonds que les affairés : aucune besogne ne limite leur horizon ;
nés dans un éternel dimanche, ils regardent – et se regardent regarder. » Si Cioran dit
vrai, ces voyageurs qui restent sur le quai de la vie appartiennent
sans le savoir à cette minorité d’élus et de privilégiés.
Pendant des siècles, il n’y eut guère de
place pour eux. La vie possédait une trajectoire fixe et implacable. De
la naissance à la mort, ses grandes étapes s’imposaient à tous :
adolescence, maturité, vieillesse. L’enfance à peine entamée, il fallait
la quitter et voguer vers cet âge adulte où tout se jouait. Au début du
xxe siècle, l’entrée en lice de Peter Pan révéla au
grand jour ce que les artistes avaient souvent éprouvé dans le secret de
leur art : que l’enfance était le vrai royaume, qu’ici s’écrivait la
partition la plus décisive de notre existence, et que là résidait, en
conséquence, l’étape où demeurer le plus longtemps possible. Mais
comment y parvenir ? Comment réussir cette heureuse prouesse : arrêter
le temps ?
Le syndrome de Peter Pan
Je devine votre regard. Vous vous demandez sans doute : mais de quoi parle-t-il ? Eh bien c’est tout simple. Je parle des « grands enfants
», ces adultes restés enfants au fond d’eux-mêmes et qui, consciemment
ou inconsciemment, cherchent par tous les moyens à préserver cette part
d’enfance. Je parle de ces individus que je croise chaque jour dans la
rue, au bureau, dans les magasins ou dans les wagons du métro. Partout
où je vais, je les reconnais. Ils arborent souvent cet air rêveur et
mutin du passager qui regarde s’éloigner le bateau qui voulait
l’embarquer contre son gré. Je parle de ceux qui ne veulent plus
grandir. Ou plus exactement, de ceux qui se sentent de plus en plus
incapables de grandir. Ceux qui rêveraient, si ce miracle était
possible, d’appuyer sur « pause », d’interrompre la fuite du
temps, de ralentir son cours irrésistible. Ils sont nombreux
aujourd’hui. Combien sont-ils précisément ? Je l’ignore. Ce qui est sûr,
c’est qu’ils ont toujours existé. Mais on les a vus apparaître en
nombre significatif dans les années 1960. Et par la suite, à chaque
décennie, on les a sentis de plus en plus présents parmi nous. Que
s’est-il donc passé dans les années 1960 ? Une nouvelle génération a
surgi. Contrairement à celles qui l’avaient précédée, celle-ci ne
voulait plus se fixer dans un rôle unique. Elle ne voulait plus passer,
sans transition, d’une étape de la vie à une autre. Pourquoi se
précipiter ? Et pourquoi refermer la porte de l’enfance ? N’était-il pas
permis de la laisser grande ouverte, ou au moins entrebâillée ? Cette
nouvelle génération ne voulait pas quitter la jeunesse du jour au
lendemain. Elle voulait en profiter. Quitte à paraître puérile ou
enfantine aux yeux de ceux qui avaient déjà revêtu leurs habits
d’adultes.
Le futurologue Alvin Toffler en
repéra quelques spécimens dans les foules solitaires des grandes villes
américaines et soupçonna que ce n’était qu’un début. Dans Le Choc du futur (1970), il annonça que des êtres « hybrides
» allaient bientôt débarquer dans nos écoles, dans nos entreprises,
dans nos administrations. Nous devions nous préparer à voir de plus en
plus d’enfants dans des corps d’adulte, mais aussi d’adultes dans des
corps d’enfant. Il prévint ses lecteurs : l’ordre traditionnel des âges
de la vie en serait bouleversé. Dans les années 1970, ces êtres
mi-adultes mi-enfants envahirent les divans des psychanalystes. Le
psychiatre Dan Kiley, qui les voyait défiler dans son bureau, évoqua, pour les décrire, le « syndrome de Peter Pan » (2). Son diagnostic ? C’étaient des adultes à l’état civil, mais des enfants à l’intérieur. Comme Peter Pan,
ils ne voulaient pas grandir. Ils avaient le plus grand mal à prendre
des décisions et à se fixer dans une situation. Ils voulaient continuer à
s’amuser comme quand ils étaient enfants. Perplexe, Dan Kiley s’interrogea : qu’allons-nous faire de tous ces adultes immatures ?
La fidélité aux joies et aux étoiles
Encore fallait-il comprendre le motif de leur refus de grandir. En étudiant dans le détail plusieurs dizaines de cas, Dan Kiley conclut que ces Peter Pan
d’un genre nouveau présentaient deux particularités. La première est
qu’ils avaient été élevés par des parents très permissifs qui avaient
manqué d’autorité et n’avaient pas osé punir leurs enfants. Ces
derniers, privés de limites, n’avaient pas appris à se prendre en charge
eux-mêmes et, en grandissant, certains sombraient dans
l’irresponsabilité. La seconde particularité identifiée par Dan Kiley
est que ces « hommes-enfants » éprouvaient une peur panique de
l’avenir. En demeurant au seuil de l’existence, ces grands enfants ne
cherchaient même pas à entrer à reculons dans l’avenir, ils ne voulaient
pas y entrer du tout. Pendant des siècles, l’enfance avait été
l’antichambre de la vie. Pour les « grands enfants », cette antichambre était en train de devenir la vie même. Mais la peur de l’avenir n’était peut-être qu’un prétexte. Et le « syndrome de Peter Pan » n’était pas qu’une pathologie. Rappelons-nous la phrase que Saint-Exupéry a placée en exergue du Petit Prince : « Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants, mais peu s’en souviennent. »
Laissons de côté le contexte historique
quelques instants. Il me semble qu’on peut aussi formuler cette
hypothèse : contrairement à la majorité de leurs congénères, les grands
enfants ne veulent pas oublier leurs premières années. Non seulement ils
ne veulent pas les oublier, mais ils voudraient y rester encore un peu.
Parfois sans se l’avouer à eux-mêmes. Une des leçons qu’ils ont tirées
de leur enfance, c’est qu’il est bien plus amusant de rêver sa vie que
de la vivre. Au lieu de se hâter comme les autres vers un horizon
inconnu, ils préfèrent regarder, imaginer, inventer, prendre leur temps
et rêver à tous les horizons que ne verront jamais ceux qui s’en sont
choisi un. Vivre sans horizon, telle est leur ligne de conduite. Ils se
réservent pour cette autre vie qu’ils ne sauraient définir si vous le
leur demandiez, mais dont ils sont convaincus qu’elle vaut tous les
trésors du monde. Loin de souffrir de régression ou de retard infantile,
ils seraient donc en harmonie avec eux-mêmes, fidèles aux joies et aux
étoiles de leurs premières années.
Une troublante lucidité
Qu’on s’en étonne, qu’on s’en amuse ou
qu’on s’en agace, les grands enfants ne varient pas. Leurs goûts et
leurs idées semblent avoir été coulés dans l’or du temps une fois pour
toutes. Mais le plus troublant est ailleurs. Non contents d’être restés
les mêmes depuis l’enfance, les questions qu’ils posent, elles,
paraissent en avance sur notre temps, comme si l’interruption volontaire
de grandir, loin de les avoir retardés sur le chemin de la vie, leur
avait conféré des dons d’anticipation. Qu’on songe seulement aux films
de Jacques Tati et à son grand enfant Hulot,
à ce qu’ils nous annoncent de notre monde robotisé, déshumanisé, dominé
par un babil électronique global et incessant. Peut-être que les grands
enfants sont plus lucides que nous – une lucidité qui les retient dans
l’entresol de la vie.
1. Ces adultes qui ne grandiront jamais. Petite sociologie
des grands enfants, Rémy Oudghiri, éd. Arkhe, 2017. 2. Le Syndrome de Peter Pan. Ces hommes qui ont refusé
de grandir, Dan Kiley, éd. Odile Jacob, 2000 (1re éd., 1983).
Rémy Oudghiri
Directeur
général adjoint de Sociovision. Diplômé de HEC et Sciences Po Paris,
titulaire d’un DEA de sociologie, il a créé et développé le département
Tendances & Prospective d’Ipsos. Chargé de cours à HEC et à la Neoma
Business School, il est l’auteur de plusieurs ouvrages.
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