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La propagation de ces petits visuels colorés ne tient pas tant à la
ludification du monde, qu’à un besoin de communiquer efficacement.
Le succès des smileys, «émoticônes», emojis (prononcez emodji) ou
encore «stickers», se
confirme. Pas une application sociale ou messagerie ne s'est passée de
leurs services au sein de ses fonctionnalités : Facebook, Twitter,
Snapchat ou encore des logiciels professionnels,
comme Slack. Les requêtes des Français sur Google attestent d’ailleurs de cette popularité croissante.
Ces petits graphismes qui ont progressivement colonisé nos outils de
communication ne datent pas d’hier. L’invention du premier smiley
typographique remonterait à 1648 ! C’est l’Anglais Robert Herrick qui
l’aurait utilisé en premier dans son poème
To fortune, sous cette forme : smiling yet : )
Cependant, c’est IBM qui les
introduit dans ses premiers PC en 1981.
Au début, il n’y a que trois types de smileys : un souriant, un
renfrogné et un visage noir souriant. Dès lors, les smileys ne
cessent de se diversifier pour devenir les
émoticônes aux multiples expressions, que l’on connaît aujourd’hui.
En 2009, les Japonais vont encore plus loin, en concevant des petits
graphismes qui ne représentent pas seulement des visages humains, mais
aussi toutes sortes d’objets (fruits et légumes, objets du quotidien
etc.) : ce sont
les emojis.
Ils sont intégrés aux messageries électroniques, comme Outlook ou
Gmail, et font désormais partie de nos outils de communication
quotidiens. Toutefois, comment expliquer cette frénésie généralisée dans
le temps et l’espace ?
Les émoticônes comblent les défauts du langage écrit
La réponse principale tient à la pauvreté signifiante du langage écrit. C'est ce que
Marshall McLuhan appelait un «média froid» dans son livre
Pour comprendre les médias en
1964. Ce que le théoricien canadien des médias voulait dire, c’est que
certains modes de communication sont pauvres en information et
nécessitent un effort important d’interprétation de la part du
récepteur.
A l’écrit, il est parfois difficile de percevoir l’intention du
locuteur. Et pour cause, il manque l’expression du visage, du corps,
l’intonation de la voix… Ce sont des signaux sonores ou visuels – et
non-verbaux – qui mettent en contexte les propos, ce qui permet de les
décoder facilement. Qui n’a jamais lu un email en se demandant si
l’autre se payait sa fiole, ou si c’était bel et bien du premier degré ?
Cette importance du non-verbal a été mise en lumière par les chercheurs
de l’école de Palo Alto dans les années 70. Ray Birdwhistell a
travaillé sur la kinésique, l’étude du sens véhiculé par la gestuelle
(dont on pourrait dire que
Le mentaliste n’est qu’un récent adepte).
Edouard T. Hall a pour sa part développé un travail fascinant sur les
distances interpersonnelles, expliquant la différence entre espace
intime, personnel, social ou public. Ainsi, dans un espace public bondé
(rame de métro, ascenseur), chacun empiétant sur l’espace intime de
l’autre, la stratégie adaptative consiste à émettre le moins de signaux
possibles. Il est convenu de faire «le mort», pour éviter d’aggraver le
malaise suscité par cette violation de l’espace personnel de chacun.
Essayez donc de parler aux autres dans cette situation, vous verrez
qu’au mieux, on vous sourit sans vous répondre, mais le plus souvent, on
vous fusille du regard.
Gregory Bateson, lui, a plus particulièrement travaillé sur la notion
de dissonance cognitive. Vous savez, quand votre visage dit le contraire
de ce que vous pensez. Comme lorsque l’on vous écrase violemment le
pied en s’excusant, et que vous répondez avec un rictus de détestation :
«Pas grave.»
Bref, toutes ces recherches témoignent d’une chose : l’importance du
non-verbal dans la communication entre les personnes, même si
certains ont pu en exagérer l’importance (non,
93% de la communication entre les hommes n’est pas non-verbale !). Les
émoticônes servent donc à apporter du non-verbal – de l’émotion, de la
distance, de l’humour – sur une information faible : le texte brut.
Désamorcer les conflits : «Je viens en ami»
Ce n’est pas un hasard si le premier émoticône créé fut le smiley. Son
rôle est de signifier à son interlocuteur : «C’est pour rire» ou encore
«Je viens en ami». Le smiley joue un rôle méta-linguistique fondamental –
pour reprendre la terminologie du
linguiste Roman Jakobson – c’est-à-dire un discours sur le discours.
C’est exactement la même chose que le sourire que vous arborez après
une vanne. On pourrait dire que c’est une forme de dissonance cognitive.
Il faut comprendre le contraire de ce que je dis : «Je te casse, mais
je t’aime bien», «Va, je ne te hais point.» Le smiley est une forme
particulière du verlan, pour ainsi dire.
Les Japonais, qui ont une sainte-horreur du conflit, ont rapidement
adopté et développé les smileys et les émoticônes, lesquels ont
l’immense atout d’éviter la moindre ambiguïté d’interprétation. D’une
manière générale, le second degré n’est pas très populaire au Japon, car
il présente le risque d’être mal compris.
Les hashtags jouent ce même rôle : expliquer le propos que l’on vient
de tenir pour mettre en exergue l’ironie #onycroit (on n’y croît pas une
seconde), pour atténuer la violence de sa phrase #JDCJDR (je dis ça, je
dis rien), pour dire que l’on plaisante (#jesors, etc.). Ce qui est
amusant d’ailleurs, c’est qu’
une fois de plus les
utilisateurs ont détourné l’usage initial du hashtag qui avait une
vocation fonctionnelle : ranger le message dans un thème.
La relation, plus que le contenu
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Jakobson a aussi montré que dans toute communication interpersonnelle,
le contenu de ce que l’on exprime n’est pas tout. Il y a aussi la
relation, l’attachement que l’on exprime à l’autre. On est toujours
surpris de ces conversations vides que s’échangent les amoureux, ou les
conversations insipides des ados avec leur BFF (
Best Friend Forever) ou leur tribu. Le propos importe moins que le lien, la connexion permanente, quasi-fusionnelle avec autrui.
L’adolescence est cet âge particulièrement terrifiant où l’on éprouve
le besoin d’être rassuré par la présence de ses amis qui traversent les
mêmes difficultés, les mêmes doutes, les mêmes frustrations que soi. La
tribu est à l’ado ce que le doudou est au bébé. Voilà pourquoi les ados
sont collés aujourd’hui à leur mobile, comme ils l’étaient hier au
téléphone fixe (revoir certaines séquences de
la Boum par exemple).
Les émoticônes remplissent la conversation de futile et de rien,
autrement dit de choses essentielles pour ceux qui les utilisent. C’est
un kit de communication indispensable quand ce que l’on raconte est
secondaire par rapport au lien que l’on entretient. On retrouve ici la
fonction phatique de Jakobson, c’est-à-dire l’entretien du canal de
communication lui-même (Allô ? Allô ! C’est bon, le canal d’échange est
en place, nous pouvons échanger). Voilà pourquoi les adultes ne
comprennent pas toujours leur intérêt, pas plus qu’ils ne saisissent
l’intérêt des messages éphémères «sans consistance» (sans contenu) qui
s’échangent sur Snapchat.
Créer une complicité par exclusion des autres
Les émoticônes ont une autre vertu linguistique, au même titre que les
raccourcis SMS : celle de crypter le propos pour ceux qui n’en
maîtrisent pas les clés. D'une part, il y a les adultes qui ne
comprennent rien aux signes ésotériques qui s’enchaînent, et d'autre
part, tous les étrangers à la tribu qui ne peuvent comprendre les
références visuelles à des moments de vie (fous rires, conversations,
confidences…). Cette exclusion renforce d’ailleurs la cohésion du
groupe, selon la mécanique classique du renforcement de soi, par
opposition aux autres (
Hegel «se posait en s’opposant aux autres»). C'est l'une des raisons d’être des différents argots des jeunes à travers le temps.
La technique fonctionne bien au cinéma, lorsque des références
complexes ne sont pas expliquées, pour mieux valoriser ceux qui
sont capables de les décrypter. Le spectateur qui saisit la référence
peut se dire : «Moi j’ai compris, que je suis malin !»
2001, l’Odyssée de l’espace, ou
Usual suspect – dans des registres bien différents – cultivent ce sentiment.
Le besoin croissant de se singulariser
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Une question se pose toutefois : les ados ne sont pas les seuls à
utiliser les émoticônes, et pas uniquement pour désamorcer les conflits
potentiels. Alors pourquoi les adultes les utilisent-ils de plus en plus
?
Je vois là une autre raison : les adultes sont pris dans une
surenchère communicationnelle pour exister socialement.
Toute arme pour se singulariser est donc la bienvenue : les icônes,
smileys et jolis graphismes en font partie, au même titre que les gifs.
Le principe est le même que ces cohortes d’adultes qui optimisent leurs
photos Instagram, ne postent que les situations qui les mettent en
valeur et la ramènent outrageusement pour masquer la vacuité normale de
leur existence.
Ce besoin d’exister se ressent aussi dans la surenchère émotionnelle
exprimée par une multiplication des icônes expressives, comme autant de
points d’exclamation qui surjouent le sentiment éprouvé. Là encore, on
se rappelle ces exagération verbales des ados qui expriment leur besoin
de donner plus de poids et d’intérêt à leur conversation. «Ah non, mais
c’est troooop géniaaaal, topisssime, trop cooooool» (pour un cours qui
aurait sauté par exemple).
Gamification, plaisir et oubli
Enfin, on ne saurait oublier une motivation qui n’est pas sans
importance, dans l’utilisation de ces multiples icônes colorées. Il
s’agit tout simplement du plaisir de jouer et d’une forme de
ludification généralisée.
Ceci est très vrai chez les Japonais qui ont inventé le «kawaii» (le
mignon), forme d’aseptisation de l’existence et de repli dans un univers
enfantin pour mieux échapper à la férocité du monde (un mouvement très
nouveau pour les Japonais qui n’est sans doute pas étranger au
cataclysme atomique dont ils ont été victimes et qui se ressent
fortement dans leur culture manga, comme dans le
film Akira, entre autres).
Mais cette tendance s’exprime également de plus en plus chez nous :
nostalgie régressive, «adulescence», gamification de nos temps morts
via des jeux rassurants par leur aspect enfantin et par l’impression de
contrôle qu’ils créent via la répétition (voir la gamme des jeux King,
comme
Candy Crush).
Emoticônes, smileys, emojis, hashtags… Ces nouveaux signes graphiques
sont donc loin d’être inutiles. Ils comblent un réel besoin linguistique
et ne sont pas utilisés que par les ados, loin s’en faut.
Cependant, ils s’inscrivent également dans une société
d’hyper-communication où les signes de l’expression écrite sont devenus,
eux aussi, des éléments de distinction sociale.
Article initialement publié sur Mediaculture.
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Cyrille Frank est journaliste. Fondateur de
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accompagne les médias dans leur mutation numérique. Formateur en
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