JP Morgan, BNP Paribas, IBM, Santander, Goldman Sachs, Accenture...
Difficile de rêver mieux comme tour de table lorsqu'on lance sa
start-up. Surtout quand cette jeune pousse a l'ambition de révolutionner
tous ces acteurs des services financiers à l'aide d'une technologie
prometteuse, la « blockchain ». Cet exploit, c'est Blythe Masters qui
l'a réussi. En à peine quelques semaines, cette Britannique de 47 ans a
récolté 60 millions de dollars auprès d'une quinzaine de fleurons de la
finance mondiale. Un coup de maître...
« J'ai même vu le patron
d'une grande banque paniquer à l'idée de ne pas en être, qui était prêt à
signer un chèque en blanc après avoir eu vent des projets de Masters,
mais il était déjà trop tard », confie un banquier d'affaires.
Comment cette femme quasi inconnue en France est-elle devenue un
mythe dans le monde de la finance. Pourquoi a-t-elle attiré autant
d'actionnaires prestigieux sur son seul nom ? Pour en avoir une idée, il
faut commencer par jeter un coup d'oeil à son impressionnant pedigree.
Entrée chez JP Morgan en 1991, à sa sortie de Cambridge, elle est nommée
Managing director à seulement 28 ans - et reste à ce jour la plus jeune
banquière à avoir porté ce titre. Devient directrice financière de la
puissante banque d'investissement à 34 ans. Patronne de toutes les
matières premières à 38. Un parcours météorique au cours duquel la
protégée de Jamie Dimon, le patron de JP Morgan, a tissé un formidable
réseau d'affaires, comme elle s'est fait une réputation sulfureuse.
« La femme qui inventa les armes financières de destruction massive », titrait le
Guardian dans l'un de ses premiers portraits.
« La banquière à l'origine de la crise mondiale »,
dixit le journaliste et bloggeur Pierre Jovanovic, qui lui a consacré
un livre-procès de 270 pages. Son visage a même été peint aux côtés de
ceux de Houellebecq et Bachar el Assad sur le mur d'un musée d'art
contemporain près de Lyon, baptisé la Demeure du chaos.
Le chaos, Blythe Masters l'a effectivement vu de près. Le chaos
financier, lorsque la crise des subprimes a mis au grand jour la
nocivité des produits financiers complexes. Parmi eux, les fameux CDS,
ou « credit default swaps », qui avaient été créés par une petite équipe
de la banque américaine. L'histoire a été racontée dans
L'Or des fous, un formidable livre de Gillian Tett, la patronne du bureau américain du
Financial Times. Elle commence en Floride, lors d'un week-end de juin 1994.
De jeunes banquiers de JP Morgan - l'âge moyen ne dépasse pas 28 ans -- viennent d'investir pour 48 heures le
Boca Raton Resort & Club,
un hôtel rose bonbon situé le long de la Gold Coast. À l'époque,
l'industrie des dérivés est encore balbutiante. Ces jeunes loups issus
des meilleures écoles de la planète veulent passer à la vitesse
supérieure. Entre deux plongeons dans la piscine et quelques litres de
piña colada, ils ont l'idée d'inventer un instrument financier d'un
nouveau genre. Un contrat d'assurance couvrant les défauts des clients,
pour permettre aux banques d'accorder davantage de prêts - et prendre
donc plus de risques - sans alourdir leur bilan. Les CDS sont en passe
de naître. Et ils vont bouleverser la finance, bien au-delà de leurs
attentes. Dans le groupe de Boca Raton, une Britannique au nom
imprononçable, Blythe Masters, se fait rapidement remarquer.
Cette jeune femme aux faux airs de Tilda Swinton a grandi dans le
Kent, suivi ses études dans une prestigieuse école privée, avant
d'intégrer Cambridge. Mais c'est son stage chez JP Morgan qui a changé
le cours de sa vie. Elle est très vite repérée pour sa créativité - les
innovations financières la fascinent - mais aussi pour sa rigueur, sa
ténacité et son ambition. Quand ses collègues partent en vacances, elle
n'hésite pas à faire des heures sup au bureau. Lorsqu'à 23 ans, elle
part à la maternité pour accoucher, elle dissimule dans son sac un petit
appareil pour ne rien manquer de l'évolution des marchés... Et quand
JP Morgan demande à son équipe de réfléchir à de nouveaux produits
dérivés, Masters est l'une des plus inventives. C'est elle qui va
construire et vendre les premiers CDS.
Le pétrolier Exxon est alors l'un des plus gros clients de JP Morgan. Après le naufrage de l'
Exxon Valdez
sur une côte de l'Alaska, il est condamné à payer une amende de
plusieurs milliards de dollars. JP Morgan est prêt à lui accorder un
nouveau prêt, mais il se heurte à ses limites : cela risque de créer un
gigantesque trou dans son bilan.
« Et si nous proposions à quelqu'un d'acheter la ligne de crédit d'Exxon en échange d'une commission ? »
suggère-t-elle. Pendant des semaines, après le séminaire de Floride,
Blythe Masters mobilise banquiers, traders, avocats et régulateurs pour
trouver la solution. Avec une passion presque évangélique, convaincue
que cette innovation ne pourrait conduire qu'à un monde financier
meilleur. Elle finit par emporter le morceau et trouve un investisseur :
la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd)
accepte de reprendre le risque de crédit sur Exxon, en échange d'une
commission.
En quelques années, elle va transformer cette idée de génie en poule
aux oeufs d'or. JP Morgan combine ces instruments pour en faire un gros
gâteau, plus appétissant, dont les différentes couches sont vendues aux
investisseurs du monde entier. Le produit, calibré au départ sur mesure
pour Exxon, passe à l'ère de la production industrielle. Une barrière
tombe dans la finance : les banques ont réussi à sortir de leurs livres
de comptes les risques de défaut de paiement ! Blythe Masters et les
banquiers de JP Morgan ne le savent pas encore mais, quelques années
plus tard, leur invention va faire vaciller la finance mondiale
lorsqu'elle sera associéé aux prêts immobiliers à risque, les fameux
subprimes. Car les affaires de la « Morgan Mafia » rapportent tant, que
toutes les grandes banques, de New York à Londres, vont s'en emparer, et
proposer à leur tourleurs propres produits sur le même modèle.
L'épidémie se propage à grande vitesse. Les innovations se déchaînent,
avec la bénédiction des superviseurs et des agences de notation : CDS,
CDO, CDO d'ABS... Les nouveaux acronymes se multiplient. Le marché des
dérivés de crédit prend son essor. En 2007, il culmine à 58 000
milliards de dollars ! C'est devenu un gigantesque bazar où des dizaines
de milliards de dollars changent de mains en quelques jours.
« Tant qu'il y a de la musique, il faut se lever et danser », avouait le patron de Citigroup. Les banquiers de JP Morgan sauront quitter la salle de bal au bon moment.
Blythe Masters l'avoue elle-même : elle est de plus en plus mal à
l'aise devant cet engouement. Celle que ses collègues surnomment parfois
« l'obsédée du contrôle » a du mal à comprendre comment le marché des
CDS a fini par lui échapper pour devenir cette hydre. Comment son rêve
de nouveau monde financier a pu tourner à pareil cauchemar.
Sous son influence, JP Morgan refuse de monter des paquets de dette
immobilière. Et lorsque la bulle éclate en 2007-08, la banque sort
relativement indemne de la grande catastrophe. Masters n'échappe pas aux
critiques, mais répond pied à pied à ceux qui la désignent comme l'une
des instigatrices de la crise (voir encadré). Lors d'une conférence,
elle est la seule à oser tenir tête à Larry Summers, le conseiller de la
Maison-Blanche.
« Elle n'a pas froid aux yeux »,
« Elle sait ce qu'elle veut », sont les deux phrases qui reviennent quand on interroge ceux qui l'ont croisée.
Couvée par Jamie Dimon, qui l'a repérée dès son arrivée, Blythe
Masters ne va pas tarder à rebondir. Le patron de la banque la charge de
bâtir un pôle dédié aux matières premières - secteur largement dominé
par Goldman Sachs et Morgan Stanley. Masters relève le défi, et va bâtir
de toutes pièces une énorme machine. En quatre ans, elle enchaîne les
acquisitions, recrute à tour de bras, investit des milliards de dollars
dans des hangars, oléoducs, mines, raffineries ou usines. JPMorgan n'est
plus seulement un négociant financier, il stocke, transporte et livre
les matières premières pour ses clients. La banque devient ainsi un
champion des métaux, du gaz naturel, de l'électricité. Masters décuple
le nombre de clients, triple les revenus. Mais une fois encore, le vent
va tourner. JP Morgan prend quelques mauvais paris dans le charbon, se
retrouve impliquée dans une affaire de manipulation des cours de
l'argent métal, puis dans celui de l'électricité. À l'été 2013, la
banque américaine jette l'éponge, et se décide à céder ses opérations de
vente des matières premières physiques - pour 3,5 milliards de dollars
quand même. Blythe Masters tombe de son piédestal. Et ils sont nombreux,
dans la haute finance, à penser qu'elle ne s'en remettra pas.
L'ex-coqueluche de Wall Street prend alors du recul. Elle achète un appartement de 630 m
2
à Tribeca, au coeur de Manhattan; investit dans des haras en Floride
pour s'adonner à l'équitation, sa seule passion connue. Se consacre aux
causes qui lui sont chères : la place des femmes dans le monde
hypermacho de Wall Street, la lutte contre le cancer - le jour même de
la faillite de Lehman Brothers, elle a réussi à lever 250 000 dollars
pour la recherche sur le cancer du sein. Elle soutient Hillary Clinton
dans la course à la Maison-Blanche. Et, finalement, signe l'an passé un
retour inattendu en arrivant chez Digital Asset. Mais que vient-elle
donc faire dans la blockchain, cette technologie à la base de la monnaie
virtuelle bitcoin ?
Blythe Masters en est convaincue : ces « chaînes de blocs » sont une
aubaine pour les banques, les investisseurs et, à terme, pour tous les
participants de marché. Les transactions seront plus transparentes, plus
faciles à réaliser et surtout beaucoup moins chères.
« Nous ne parlons pas de réduction de coûts de 5 à 10%, mais de 30, 40, voire 50% pour le secteur »,
affirme-t-elle. Santander a fait ses calculs, cela aiderait le secteur à
économiser 15 à 20 milliards par an ! Comment marche la blockchain ? On
a du mal à imaginer une entreprise tourner sans patron ni juriste ou
auditeur, c'est pourtant ce que cette technologie promet. Grosso modo,
cela reviendra à tenir des grands livres de comptes en ligne, qui
enregistreront et sécuriseront les transactions, sans passer par un
tiers de confiance comme une banque ou une plate-forme de marchés. Les
registres seront décentralisés, libres d'accès et donc infalsifiables.
Chacun pourra vérifier la validité de la chaîne.
Vers une nouvelle révolution financière
Les
applications possibles sont nombreuses. Aujourd'hui, par exemple, pour
monter un prêt complexe, il faut quasiment vingt jours, avec des piles
de contrats entre banquiers, avocats, clients, back-offices... Demain,
quelques minutes pourraient suffire. À l'heure actuelle, pour prévenir
le blanchiment ou l'évasion fiscale, les banques doivent mener une
longue enquête sur leurs clients, remplir des documents, stocker et
surveiller ces informations. À terme, les bases de données partagées
leur feront gagner un temps considérable et réduiront le risque
réglementaire. Tous les échanges effectués seront rendus publics par une
blockchain, garantissant ainsi leur traçabilité, mais l'anonymat des
utilisateurs sera préservé. Si cela marche, c'est toute la finance qui
pourrait s'en trouver transformée - ubérisée, diraient certains.
La partie est loin d'être gagnée. «
Au départ du bitcoin et de la
blockchain, il y a une utopie libertarienne. Le problème, c'est que les
marchands se sont désormais emparés du sujet », lâche le patron
d'une très grande banque française. Il existe actuellement une douzaine
de start-up, comme Digital Asset, qui testent différentes applications
et défendent leurs propres modèles. Et la ligne d'arrivée est encore
assez lointaine.
« Nous sommes sur des concepts de l'html 1.0, il se
passera du temps avant qu'on arrive au 5.0. Et comme Internet connaît
Explorer, Mozilla ou Safari, il y aura plusieurs protocoles de
blockchains à l'avenir », explique Philippe Denis, le « monsieur blockchain » de BNP Paribas.
Blythe Masters a cependant quelques atouts dans sa manche. «
Sa manière d'appréhender le sujet, sa force de conviction, sa
connaissance de l'industrie bancaire et de ses challenges jouent pour
elle, poursuit Philippe Denis. C'est quelqu'un de très
charismatique, mais aussi de très structuré : elle sait où elle veut
aller, elle a réponse à toutes les questions sur les sujets touchant
Digital Asset. » Quand aura lieu la révolution ? « Les
blockchains seront utilisées sous différentes formes par les banques
dans les deux ans qui viennent, mais leur adoption complète prendra plus
longtemps, entre cinq et dix ans », pronostique-t-elle. Quels sont les risques ? «
Il est toujours dangereux de changer les roues d'un bus qui file à
pleine vitesse sur l'autoroute. Mais les banques ont tant de raisons d'y
aller... » Qu'est ce qui déclenchera la bataille ? « Une combinaison de peur et d'appât du gain », lance-t-elle. Tout change, rien ne change.
Moi, une arme de destruction massive ?
« Cette invention des CDS, cela revient à assurer votre voisin sur
la mort, et ensuite le tuer pour toucher la prime d'assurance »,
fustigeait George Soros, en 2008. Les dérivés de crédit avaient très
mauvaise presse, et Blythe Masters fit office de bouc émissaire :
classée derrière Bernard Madoff dans la liste des « 100 coupables à
blâmer pour la crise financière » de
Vanity Fair. Quand Lehman
s'écroule, elle préside encore le SIFMA, le lobby de la finance de
marché, se trouvant en première ligne pour défendre un secteur en
déroute. Ce qui lui valu des messages haineux, voire des menaces de
mort.
« Il paraît que je suis une arme financière de destruction massive », lâchait-elle, sans se démonter, devant des banquiers médusés.
«
La machine financière était portée à un tel niveau de complexité que
c'était devenu insoutenable. Mais il est important de distinguer les
instruments de ceux qui les utilisent. » Traduction : ce n'est pas
de notre faute si quelques banquiers cupides ont détourné notre
invention et n'ont pas été capables de gérer leurs propres risques.
L'Australie, laboratoire de blockchain
La
société Digital Asset de Blythe Masters ne manie pas que des concepts.
Elle est déjà à la manoeuvre en Australie, où elle a signé un contrat
avec ASX, l'opérateur de la Bourse de Sydney, pour développer une
solution de « post-marché ». Le post-marché, c'est la face immergée de
la Bourse. Une fois qu'un titre a fait l'objet d'une transaction, il
doit passerpar une chambre de compensation et un dépositaire central. Le
protocole blockchain pourrait bien remplacer les deux. Mais Blythe
Masters n'est pas seule sur le coup. Peter Randall, l'un de ses grands
rivaux avec le prototype SETL, entend bien lui damer le pion. Fin avril,
il a annoncé le lancement à Melbourne de la première solution de marché
utilisant la technologie blockchain. Peter Randall n'est pas un inconnu
dans le monde des marchés. Il a fondé Chi-X, une Bourse européenne
alternative qui a rencontré un franc succès. Qui finira par imposer son
protocole ? Avec ce match entre deux poids lourds de la finance,
l'Australie pourrait bien servir de laboratoire.
Les apprentis sorciers de Boca Raton
Peter
Hancock était le gourou du fameux séminaire de Boca Raton, en Floride.
C'est lui qui a embauché la plupart des jeunes banquiers de JP Morgan et
les a poussés à inventer de nouveaux produits financiers. Ironie de
l'histoire, il est aujourd'hui patron du géant AIG, l'assureur qui a
failli sombrer en septembre 2008 à cause des dérivés de crédit...
William
Demchak était l'aiguillon de Hancock et Blythe Masters chez JP Morgan,
celui qui savait mettre les idées en pratique, détecter les problèmes et
les contourner. Le « Prince des ténèbres », dixit ses collègues, tout
étonnés de le voir en 2002 retourner dans sa ville d'origine
(Pittsburgh) pour prendre les commandes de PNC, la cinquième banque des
États-Unis.
Terri Duhon, l'autre femme de « l'empire
Hancock », génie des mathématiques diplômée du MIT, était aussi du
séminaire. Issue d'une famille modeste de Louisiane, elle a quitté JP
Morgan en 2002. Elle est aujourd'hui administratrice, consultante, et
auteur de livres de référence sur les marchés financiers et leurs
secrets.
Bill Winters, malgré ses faux airs de George
Clooney, s'est longtemps tenu éloigné des projecteurs. C'est pourtant
lui qui aurait permis à JP Morgan d'éviter un certain nombre de crises
pendant les vingt-six ans qu'il y a passés. Il est entré dans la lumière
l'été dernier lorsqu'il a pris la tête de Standard Chartered, une
grande banque britannique en perte de vitesse.