L'ère
technologique voit se transformer notre environnement, mais cela
signifie-t-il pour l'individu ? Lorsqu' Apollinaire écrit « Sous le pont
de Mirabeau », c'est par le prisme du temps et du corps qu'il mime sa
présence. Ces deux perceptions sont ce que chacun a de plus intime dans
son rapport au monde et qu'il est urgent de considérer.
Si l’on s’en tient dans un premier temps
à l’étymologie, transformer, c’est « donner (à une personne ou à une
chose) une forme nouvelle », « prendre une autre forme, un autre aspect, une autre manière d’être ».
Un mouvement perpétuel
Cette définition pose la question de
l’identité aujourd’hui fort débattue : pérenne ou acquise ? Sujette ou
soumise ? Qui devient qui dans le processus continu des transformations
tout au long de la vie : restons-nous les mêmes, de quel bricolage
identitaire pouvons-nous nous revendiquer au fil du temps, de l’âge, de
nos rencontres, de notre environnement, de nos manières de vivre ? De
quoi l’autre nous transforme ? Et aujourd’hui, plus encore demain, de
quelle nature sera l’impact des (r)évolutions
médico-techno-scientifiques, de l’incursion des NBIC (nanotechnologies,
biotechnologies, informatique et sciences cognitives) ? Les avancées
exponentielles de l’intelligence artificielle, puces, robots,
algorithmes quantiques, influe(ro)nt sur nos rapports au temps, à soi et
à l’autre, à notre espérance de vie, notre corps, nos imaginaires et
représentations, nos capacités cognitives, nos émotions. Nous traiterons
ici des deux aspects, du rapport au temps et au corps.
Le temps enfoui
Longue histoire que celle du temps. Que
l’on cherche, en nos temps d’hypermodernité, à maîtriser, à gagner
plutôt qu’à perdre dans une logique distributive qui nous échappe, à
épouser « agilement » sa fluidité ou fuir les effets délétères
de la précipitation dans laquelle nous entraîne l’immensité des stimuli.
De prévisible et rassurant, porteur des effets positifs du progrès, le
futur, imprévisible et anxiogène, s’est privé d’avenir. Quant au
présent, l’usage du temps court, éclaté par les TIC, n’est plus à
démontrer, ni l’impatience et la dispersion qui embrouillent nos
fonctions cognitives et émotionnelles. Perte en mémorisation, en
concentration, en désir de connaissance au profit d’un zapping de
savoirs – besoin addictif de s’y abreuver –, gain en rapidité,
intuition, et agilité, temps raccourci plutôt que projection d’un long
terme possible.
Le temps libéré choisi, maîtrisé,
n’est-il que fiction, ne concerne-t-il que ceux qui en ont les
possibilités culturelles et matérielles ? Michel Serres
rappelle que le gain en espérance de vie se fait au profit (?) d’un
temps dévolu à nos écrans. Une nouvelle fracture se dessine, celle des
usages qualitatifs du temps. La perception de manquer de temps dénonce
le besoin de réponse à la pléthore des stimulations, et aiguise celui
d’intensité comme symptôme d’exister.
Le rythme et la durée
Les écrans feraient-ils écran à « la vraie vie
» ? Rythmes, pauses, lâcher-prises de l’ennui, de la rêverie, du silence
– dont nous sommes dépourvus –, alternances, tout cela donnait au temps
une saveur particulière. Transformés en piles d’émission et de
réception, aspirés plus qu’inspirés par la matrice communicationnelle
sans en démêler l’écheveau pour comprendre le monde dans lequel on vit,
quel stress ! Faut-il courir aussi vite que le monde change ? À cette
injonction et clameur répond la slow attitude, qui veut temporiser les excès/effets du fast et opte pour « marcher au pas de la vache »
pour mieux penser. Les recherches du courant transhumaniste interrogent
l’espérance de vie, qu’elles projettent en 2100 à 150 ans et bien
au-delà. Elles pointent les fantasmes d’hyperpuissance et interrogent la
réflexion qui devrait s’engager sur les transformations économiques et
sociétales à venir. Quelles relations au travail ? Comment cohabiteront
sept ou huit générations ? Quels repères familiaux ? Quel imaginaire
autour de la vieillesse, de la mort ? Quid des inégalités aujourd’hui
fort probantes, amplifiées ou diluées en fonction d’innovations encore
insoupçonnées ? Nous ne sommes qu’à la préhistoire de cette nouvelle
histoire du temps qui s’annonce.
Le corps sous influences
Il nous faut interroger les
transformations qu’opèrent les nouvelles technologies sur le corps, car
c’est là qu’elles s’appliquent le plus distinctement. Le corps, cette
rencontre de nos gènes avec l’environnement et nos modes de vie, mêle
dans une alchimie systémique ses mécaniques physiologiques,
physico-chimiques, psychiques, émotionnelles, cognitives. L’épigénétique
nous montre que la génétique n’intervient qu’à « 15 % de ce qui fait fonctionner la machine vivante
» (1). Les 85 % restants représentent l’influence majeure de nos
comportements – alimentation (« nous sommes ce que nous mangeons » ),
sport, stress, affects, relations sociales, etc. – et transforment de
fait l’empreinte génétique et son expression. Notre corps, cette machine
complexe, fonctionne de fait en synergie totale avec le monde
extérieur, et dans son expression par l’ADN, n’en est qu’une partie
mineure. Cela remet en question et relativise l’importance et le rôle
supposés du décodage génétique dans ses potentielles manipulations.
Si les recherches s’orientent vers
l’augmentation de nos capacités physiques et mentales – be more humain
–, c’est notamment dans un registre de performance quantitative. Plus de
puissance, de durée de vie, de mémoire, de santé, cette obsession du « toujours plus
» tend à transformer notre corps en une machine entretenue, inventoriée,
soignée, appareillée. La prothétisation du corps est déjà présente
quand il s’agit de remédier à une vue, une ouïe, des genoux ou des
hanches déficientes. Les objets connectés, les nanoparticules, les puces
intrusives complètent le tableau démiurgique d’un corps aux mains de la
science, qui refuse, dans ces recherches, de le voir souffrir,
vieillir, voire mourir. Ces « technologies intrusives posent la
question des limites de l’humain et d’une éthique nécessaire à la
sauvegarde de son unicité et sa complexité ». (2)
Le devenir humain
Qu’en est-il de la médecine connectée et
ses appareillages, qui ajoutent à la représentation mécaniste du
corps ? D’autant plus performante qu’elle se nourrit de nos profils et
nos traces répertoriés par la sciences des datas ? Risque-t-elle de
supplanter à terme la pratique des médecins ? Cette super-médecine
prédictive et réparatrice rassure et inquiète. Qu’en sera-t-il du soin
de soi, des aspects affectifs, émotionnels et intuitifs, que le corps
donne à voir et à sentir dans le face-à-face humain avec l’autre, et ici
le médecin ? Et de la représentation symbolique du corps et de ses
soins ? D’un point de vue plus optimiste, ces deux approches médicales
pourront cohabiter dans une complémentarité positive.
L’usage des données et leur
appropriation participent aussi à la révolution des représentations du
devenir humain. Les fantasmes d’éternelle jeunesse, d’immortalité – les
mythes de Faust et du Golem – ont
toujours alimenté l’angoisse d’une mort imprévisible, mais certaine. Si
l’on en croit les conjectures de Moore [lois empiriques liées à
l’évolution de la puissance et la complexité des matériels
informatiques, ndlr], les technosciences ont donc un avenir radieux !
Mais quid des inégalités face aux
transformations du monde déjà présentes en termes d’espérance et de
qualité de vie, et demain confrontées à l’influence positive ou négative
de ses propres comportements et son projet d’existence ? Sera-t-il
choisi ou subi ? choisi ? Le modèle du « meilleur des mondes » (3)
est-il une réalité à venir ?