14 octobre 1914
Ce
qui m’oppresse de jour en jour d’avantage, c’est l’appréhension de
l’abrutissement intérieur. Je suis très touché de ce que tu me souhaites
une cotte de mailles impénétrable aux balles, mais je n’ai pas la
moindre crainte des balles et des obus, je ne redoute que la grande
solitude intérieure.
J’ai peur de perdre ma foi dans
l’humanité, en moi-même, au bien qui existe dans le monde. C’est
affreux ! Beaucoup, beaucoup plus dur que d’être exposé à toutes les
intempéries, d’avoir à s’occuper soi-même de sa nourriture, de coucher
dans une grange ; tout cela est peu de chose ; il m’est beaucoup plus
dur de supporter la brutalité des gens entre eux.
On souffre certainement en voyant les
blessés, les cadavres d’hommes et de chevaux qui gisent de tous côtés ;
mais cette impression douloureuse n’est de longtemps pas aussi forte ni
aussi durable qu’on se le figurait avant la guerre. Cela doit tenir en
partie à ce qu’on se le figurait avant la guerre. Cela doit tenir en
partie à ce qu’on se rend compte de son impuissance en face de tout
cela, mais n’est-ce pas aussi que déjà on commence à devenir
indifférent, à s’abrutir ?
Comment est-il possible que je souffre
davantage de mon propre isolement que de la vue de tant d’autres
souffrances ? Peux-tu me comprendre ? Que me sert d’être épargné par les
balles et les obus, si je perds mon âme ?
Franz Blumenfeld (armée allemande)
( Jean-Pierre Guéno, Paroles de poilus : lettres et carnets du front
1914-1918, ed. E.I.L, 2012. )
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