1916
Chère mère,
Le poilu reçoit de la viande avariée, et
dans la majorité des cas il faut la jeter. Que de dépenses bêtes ! Avec
cela il crève de faim, car les légumes sont peu nombreux. Aussi les
plaintes sont vives en ce moment. Des voitures frigo devraient arriver
jusqu’à nos cuisines, mais cela ne se passe pas ainsi ; il y a deux ou
trois manipulations au milieu de la poussière, des mouches et du soleil.
Aussi, le résultat ne se fait pas attendre. Dire que l’on atteint un
résultat pareil après deux ans de guerre, c’est un comble. Il n’y a rien
à dire. Quant à la fin de la guerre, habituons-nous à l’idée qu’elle
doit durer encore un an, c’est ma conviction profonde et intime, je ne
te l’ai pas caché du reste à ma dernière permission. À moins
d’événements imprévus, il faut ce délai pour réduire l’Allemagne, et la
mettre à merci. Ils sont encore bien forts et quelques mois ne peuvent
suffire, du moins c’est mon avis.
Je souhaite bien vivement qu’il en soit
autrement, mais je ne l’espère guère. C’est triste, car l’intellectuel
s’enlise, il sent qu’il perd sa culture, les gens médiocres qui nous
entourent, leur raisonnements médiocres, leurs idées médiocres, tout est
bien fait pour vous faire perdre l’idéal et la culture donnés par 15 ou
20 ans d’efforts. Et c’est l’impression de tous les intellectuels que
je connais. Il faudra après cette guerre une grande énergie pour se
débarrasser de toute cette crasse qui vous oppresse le cerveau.
[…]
Lucien.
( Jean-Pierre Guéno, Paroles de poilus : lettres et carnets du front
1914-1918, ed. E.I.L, 2012. )
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